Chaque samedi de l'été, un chef nous raconte une anecdote de carrière. Drôle, éprouvante ou triste, mais toujours sincère! Retrouvez ici la première anecdote de Romain Paillereau.
Pour ce second épisode, place à Franck Reynaud, chef du Pas-de-l'Ours (Crans-Montana, 18/20, membre des Grandes Tables de Suisse).
Le Cuisinier de l'année en sweat à capuche. «On est en plein été 2008, c'est la haute saison dans toute la station, et on n'arrête pas de bosser. Au Pas-de-l'Ours, midis et soirs sont complets et j'ai la tête à mille et une choses. C'est aussi la première année qu'Andreas Caminada (Schloss Schauenstein, Fürstenau, 19/20) est le Cuisinier de l'année (ndlr: il le sera une seconde fois en 2010). Il a à peine 31 ans, je le connais de nom, mais on ne s'est jamais vraiment rencontré. Lui participe régulièrement à des événements de tous genres, mais notamment de golf, dont celui qui se tient ce jour d'été 2008 à Crans-Montana, justement. Vers 15 heures, la réceptionniste vient me voir en cuisine et me chuchote qu'un cuisinier veut me saluer. Je lui rétorque que je n'ai pas le temps, mais elle répond qu'il insiste un peu. Alors je lâche mes casseroles et me dirige vers l'entrée. Là, je trouve un jeune homme en sweat à capuche, détendu, tout sourire.
«Si tu passes par chez moi, lance-moi un coup de fil» Un peu pris par le temps, je le salue et lui explique d'emblée que je suis navré, mais que je n'ai de place ni pour un cuisinier, ni pour un plongeur. Il me voit un peu stressé et me répond simplement «Ce n'est pas grave, mais si tu passes par chez moi, n'hésites pas à venir me lancer un coup de fil», en me tendant une carte de visite. Je la prends, le remercie et nous nous quittons très rapidement. Je glisse le bout de papier dans ma poche, je m'en occuperai plus tard, me dis-je, et retourne au service. Lors du briefing de fin de service, je ressors la carte de visite et en parle à mes cuisiniers. À l'époque, il n'y avait pas de réseaux sociaux comme aujourd'hui, les gens étaient moins connus du grand public, mais un gars de mon équipe regarde le nom inscrit sur la carte et se décompose.
«C'est pas le Cuisinier de l'année?» Ce cuisinier me dit «Mais chef, il ne voulait pas travailler pour vous, c'est le Cuisinier de l'année!» On fait vite un tour sur internet et je me rends compte que je viens de prendre Andreas Caminada pour un saisonnier qui cherchait du travail! (rires) J'avoue que j'ai eu un petit coup de chaud... Il est venu manger le soir au Pas-de-l'Ours et on a fait connaissance, puis on s'est revus plusieurs fois et on se connaît bien, désormais. En 2015, à l'enterrement de Philippe Rochat, il était venu vers moi en me demandant «Alors, tu n'as toujours pas de place pour moi?». Il me ressort cette anecdote de temps en temps, c'est rigolo. C'est ce jour de l'été 2008 que j'ai compris qu'Andreas est vraiment un bon gars. Il aurait pu me répondre de manière hautaine, me dire que j'étais gonflé de ne pas reconnaître le Cuisinier de l'année, faire parler son ego. Mais non, il ne s'est pas pris la tête et m'a laissé bosser. Je suis toujours surpris par son humilité, que j'admire.»
Photos: Sedrik Nemeth, Olivia Pulver