Photos: Fred Merz, Alain Humerose et DR
Cela fait maintenant 15 ans que les frères Dutruy, Julien 40 ans, œnologue, et Christian, 45 ans, pépiniériste, ont repris une exploitation viticole centenaire des mains de leur père qui la tenait lui-même de son père. Arrivé dans la région de Founex en 1918, leur arrière grand-père, Gustave Dutruy, s’était lancé dans une activité de pépiniériste viticole à l’occasion de la grande crise du phylloxera de 1918. Aujourd’hui confrontés à une autre crise sanitaire, celle du coronavirus, Julien et Christian sont bien décidés à ne pas baisser les bras.
Présentez-nous votre exploitation.
Notre domaine est particulier dans le sens où il compte, à côté de nos 25 hectares de vigne certifiés bio depuis 2016, une pépinière viticole, l’une des premières de Suisse, installée sur des terrains caillouteux et légers au bord du lac. Nous greffons quatre cent mille plants par année, ce qui représente environ 30% du chiffre d’affaires du domaine. Cette activité de pépiniériste nous permet de conserver nos quinze employés viticoles depuis la fin des vendanges jusqu’au mois d’avril, époque où le vignoble, en dormance nécessite peu de main d’œuvre. Nous montons à trente-cinq employés lors de la plantation en pépinière et de l’ébourgeonnage des vignes et, bien sûr, pendant les vendanges.
Vous disposez d’une magnifique cave très moderne.
Le bâtiment que nous avons construit un peu en dehors du village de Founex date de 2014. Nous y vinifions 22 vins différents issus de 13 cépages tous cultivés par nos soins en Terre Sainte sur les communes de Founex, Commugny et Coppet. Nous mettons toute notre production en bouteilles, environ 200 000 par an (60% de rouges, 40% de blancs). La moitié est vendu à des privés, ¼ à la restauration et le reste à des revendeurs.
C’est ce qui s’appelle ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.
Ça a été effectivement notre souci. En plus, nous sommes présents en restauration aussi bien dans des buvettes de bord du lac que dans les gastros les plus huppés avec des cuvées spécifiques issues des meilleurs terroirs. En grande distribution, nos vins ne sont vendus que par Globus et Manor, deux enseignes respectueuses des producteurs locaux. Le groupe Manor, en particulier, avec lequel notre père a commencé à collaborer il y a quarante ans, joue vraiment la carte locale. Nous avons toujours entretenu de bonnes relations en particulier du fait qu’ils ont une politique d’achat et de prix transparente.
Comment s’est passée l’arrivée du coronavirus?
Le gros coup d’arrêt a concerné la restauration qui, du jour au lendemain, a cessé d’acheter nos vins. C’est une perte sèche pour l’entreprise car il n’y aura pas de rattrapage. Heureusement, nous avons pu maintenir nos volumes de vente à notre clientèle privée, voire légèrement l’augmenter, en aménageant selon les directives fédérales la vente à la cave et les livraisons que l’on a décidé d’offrir. On a d’ailleurs à cette occasion connu une hausse importante des commandes par internet. Côté distributeurs, Globus a fermé ses enseignes mais nous continuons à livrer Manor. Il semble d’ailleurs que du fait de la fermeture de la frontière avec la France, ses magasins connaissent une belle dynamique de vente dans une région où le tourisme d’achat était très répandu. Enfin, en ce qui concerne la pépinière, on a du s’adapter à une certaine frilosité de la clientèle, certains vignerons hésitant à planter par manque de liquidités. Mais on a adapté les délais de paiement pour éviter d’avoir à cultiver une année de plus les plants commandés.
Vous supportez le choc donc?
Nous autres viticulteurs sommes habitués à ce genre d’aléas, comme les grêles ou les tempêtes. S’il n’y pas de seconde vague épidémique, on devrait mieux s’en sortir que lors de la grêle de 2013. On a la chance de commercialiser des produits non périssables qui peuvent attendre. Je me fais plus de soucis pour certains collègues tournés vers le marché du vin en vrac complètement dérèglé depuis deux ans du fait de la surproduction. Ceux-là risquent de souffrir coté trésorerie.
Vous n’avez pas eu recours au chômage partiel?
Pour le moment, non. On s’est posé la question les premiers temps mais la vigne ne s’est pas arrêtée de pousser avec le coronavirus. Il y a du travail dans les parchets et à la pépinière à l’orée de cette saison viticole. On a pu, comme les autres années, faire venir de la main d’œuvre supplémentaire des Pays de l’Est qui arrivera la semaine prochaine. On va espacer les travailleurs, composer de plus petites équipes, prendre des précautions pour les déplacer d’une vigne à l’autre, les loger à une seule personne par chambre, etc. On a tout intérêt à prendre le maximum de précautions parce que si un seul employé tombe malade, la cave se retrouve en quarantaine.
Est-ce que cette crise peut amener les gens à réfléchir un peu plus à la manière dont ils consomment, du vin en particulier?
On a constaté, durant cette pandémie, un vrai élan de solidarité vers les producteurs locaux en général. J’espère juste que ce mouvement va se confirmer et que les gens vont cesser de passer la frontière à tout bout de champ pour économiser trois francs six sous. Peut-être qu’il fallait ce coup de frein brutal pour redémarrer sur une dynamique en faveur des producteurs locaux. Les consommateurs auront une part de responsabilité dans la reprise économique de notre pays s’ils reconsidèrent un peu leur mode de consommation. Sans aller jusqu’à ne consommer que suisse, je pense que si chaque citoyen privilégie davantage les produits indigènes, cela permettra de relancer plus rapidement la machine économique.