Photos: Didier Martenet
Les années se suivent et se ressemblent: la machine Philippe Chevrier tourne toujours à plein régime et ne s’arrête jamais. Des journées qui commencent à 6 heures du matin et se terminent à 1 ou 2 heures du matin; une cavalcade d’activités et de rendez-vous; un bouillonnement d’idées et de projets, des réalisations qui s’enchaînent… Heureux en affaires et heureux en amour, avec sa femme Stéphanie et leur fils Léonard, qui a eu 4 ans le 28 janvier, le célèbre chef de Châteauvieux, dans la campagne genevoise, 19/20 au GaultMillau et deux étoiles au Michelin, est, à 58 ans, plus jeune et plus dynamique que jamais.
En janvier 2018, Philippe Chevrier avait repris l’ancienne brasserie Bavaria, à la rue du Rhône, un établissement historique fréquenté en son temps, dans les années 1930, par les vénérables diplomates de la Société des nations (SDN), et l’avait relancé sous un nom plus moderne et sympathique, la Marjolaine. Puis il avait profité de la pause de l’été pour marquer à sa manière les 30 ans de son arrivée à Châteauvieux: deux mois de travaux pour refaire totalement la salle du restaurant, avec une déco plus douce, des meubles sobres et élégants, une atmosphère plus légère.
«Châteauvieux, c’est ma maison, confie-t-il, c’est la maison qui m’a fait. Je vais continuer à l’embellir. Je veux encore refaire les extérieurs, aménager la terrasse, faire un point d’eau, un bassin naturel…» Philippe Chevrier, c’est à la fois la passion dévorante et une bonne humeur contagieuse. Un grand cuisinier qui est aussi un gourmand, ouvert et volubile. Il n’est pas, contrairement à ses pairs, le chef d’un seul établissement, mais le chef et l’inspirateur d’un petit empire qui regroupe une dizaine de restaurants, chacun avec une cuisine et un style différents, répartis aux quatre coins du canton de Genève.
«J’ai la chance d’être dans un métier où on aime les bonnes choses et où on fait plaisir aux gens, explique-t-il avec cet enthousiasme qui ne le quitte jamais. Les goûts changent, les gens ont envie de nouveauté. Je dis toujours que je ne suis pas un businessman, mais un entrepreneur. J’ai des idées, j’imagine des projets et j’essaie de les mettre en œuvre. La chose dont je suis le plus fier, c’est que j’ai quand même créé 140 ou 150 emplois.»
Un club privé. Et il va continuer cette année, avec une nouveauté qui ne plaira pas forcément au politiquement correct! «Je vais ouvrir au printemps un fumoir privé, à côté du restaurant Le Patio, au boulevard Helvétique. Je me suis rendu compte que j’avais un gros noyau de clients qui sont amateurs de cigares, donc je vais créer un club privé. Il y aura une centaine de membres. Ils pourront fumer, mais aussi manger, boire un verre, passer un moment agréable. Et puis j’ai un autre projet fou, au centre-ville. Ça va être un truc dingue, un restaurant qui sera basé sur un produit, mais c’est encore trop tôt pour donner des détails. J’ai eu cette idée tout d’un coup et elle ne me lâche plus. Ça me turlupine même la nuit, je me réveille et je n’arrive plus à me rendormir. Mais il y a encore du boulot…»
Autre projet à l’ordre du jour, qui marquerait sa première incursion au-delà des frontières genevoises: la création à Lausanne d’un grill à l’américaine, comme celui qu’il a lancé au centre-ville de Genève il y a trois ans, Chez Philippe. Un succès incroyable! Un grand établissement aux espaces multiples et aux ambiances variées qui propose bien sûr un immense choix de viandes, mais aussi des poissons ou des menus végétariens. «Les véganes sont les bienvenus dans tous nos établissements, dit Philippe Chevrier. On leur propose des légumes et tous les produits de l’agriculture. Je pourrais imaginer un restaurant végane, mais je pense que c’est trop tôt. Pour l’instant, il n’y a pas assez de véganes pour le faire tourner.»
Quête de sens et de bonheur. L’aventure professionnelle, d’un côté, avec ce besoin de créer, mais aussi la vie personnelle, de l’autre, avec sa quête de sens et de bonheur. Sacré tout jeune – à 26 ans! – parmi les grands cuisiniers de Suisse, Philippe Chevrier n’a jamais compté ses heures ni ses efforts. Mais il a fait une rencontre qui a changé sa vie: «C’était le 13 juillet 2011, à Châteauvieux, confie-t-il. C’était le coup de foudre! J’ai vu Stéphanie et on est tombés fous amoureux! Elle travaillait dans le magasin de tissus de sa famille et elle était venue nous montrer des échantillons pour les emballages de foie gras. Elle a quinze ans de moins que moi et on est fusionnels.
On voulait avoir un enfant. Léonard est né il y a quatre ans et on vit un bonheur extraordinaire. Le fait d’avoir cette nouvelle vie, ça m’a donné des ailes. Je ne me lève pas en me disant que je vais aller bosser, mais en me disant que je vais avoir du plaisir. Avec Stéphanie, on a une gestion du temps un peu à l’ancienne: elle a arrêté de travailler et elle s’occupe de Léonard. Ils sont mes deux moteurs pour les 50 ans à venir!»
«Ce n’est pas le travail qui tue». Philippe Chevrier travaille toujours autant, mais il a découvert et il pratique depuis longtemps l’art mystérieux de se démultiplier. Il est toujours à Châteauvieux, matin, midi et soir, pour diriger la cuisine et accueillir ses hôtes, tout en faisant aussi chaque jour, en voiture ou à vélo électrique pendant l’été, la tournée de ses établissements tout en intercalant ses rendez-vous avec ses fournisseurs: «Je suis un homme de terrain, s’exclame-t-il. Moi, je suis nul en réseaux sociaux, j’aime le contact direct. Et puis je dis toujours que ce n’est pas le travail qui tue, c’est l’ennui. Je reçois souvent à Châteauvieux des gens qui viennent fêter leurs 80 ans ou leurs 90 ans et ils me disent tous la même chose: «Notre secret, c’est qu’on n’a jamais arrêté de bosser.» Philippe Chevrier bosse toujours aussi dur, mais il ne veut pas passer à côté de l’essentiel. Léonard va au jardin d’enfants, mais il débarque tous les mercredis avec sa maman dans le temple de Châteauvieux. Les yeux bleus et les cheveux blonds de sa maman, la curiosité de son papa. Il observe tout, découvre tout. «Il adore manger, explique le chef, il dit qu’il veut être cuisinier, mais on verra plus tard. S’il veut être l’héritier, je serai content, mais s’il veut faire autre chose, je ne serai pas déçu. Pour l’instant, il regarde, il me pose des tas de questions, il parle avec tout le monde. Il connaît bien les spécialités de mes établissements. Il me dit: "Papa, on va manger des cuisses de grenouilles aux Négociants" ou bien: "Papa, on va manger du homard au Patio.» Pendant les vacances de Noël, le chef de Châteauvieux a mis le cap, en famille, sur les Maldives. «On a plongé au milieu de l’océan avec Léonard. Il était tout heureux. On a nagé avec des raies mantas, on a suivi des dauphins.»
Le chef de Châteauvieux est un jeune père qui, à 58 ans, se sent tout de même un peu moins jeune que d’autres pères plus jeunes. Et il sait que son mode de vie n’est pas celui d’un fonctionnaire, avec les horaires syndicaux, les 40 heures, les week-ends, les pauses réglementaires… Son problème, ce n’est pas le stress, mais le poids! Ce sont ces kilos en trop qui ne disparaissent (rarement) que pour revenir aussitôt, encore plus farouchement agrippés et plus durs à éliminer. «Je suis un gourmand, c’est plus fort que moi!» lâche le chef en riant. Comment résister à un saint-marcellin, l’un de ses péchés mignons? Comment résister à tous ces plats qui mijotent à Châteauvieux?
Fitness et jogging. Mais impossible aussi de se laisser aller et de dévisser brutalement! On ne l’imagine pas forcément, mais le grand chef est aussi un grand sportif, très volontaire, très tenace, qui vient d’ailleurs de courir, en novembre dernier, son cinquième marathon de New York. «J’ai mis cinq heures et demie, explique-t-il, j’ai couru pour le plaisir. Mon grand handicap, c’est le poids. J’étais à 96 kilos pour 1 m 80. C’est moins que mon poids maximum, 109 kilos, mais c’est beaucoup trop. La première fois que j’ai fait le marathon de New York, j’avais 23 ans et je pesais 70 kilos. Je m’entraîne déjà pour le marathon de 2020, qui sera celui du cinquantième.» Deux fois par semaine, à 7 heures du matin, le chef débarque dans son fitness aux Pâquis. Une heure d’effort extrême et de souffrance sous les ordres de son ami (et bourreau) Jacques Fatio. Et une fois par semaine, le dimanche matin, Philippe Chevrier accomplit son nouveau rituel de jogging: de Genthod, où il habite depuis deux ans, jusqu’à Vésenaz et retour. Deux heures à deux heures et demie, selon les jours. «Si je ne me dépensais pas, je ferais 150 kilos! Je n’aime pas la marche où il ne se passe rien, dit-il, c’est répétitif et monotone. Mais j’aime la course parce que c’est dynamique.» Pendant cinq ans, le chef de Châteauvieux a habité dans la Vieille-Ville, à deux pas de la cathédrale. «C’était pendant les travaux de Chez Philippe, il fallait être sur place. J’allais voir le chantier tous les matins et je montais ensuite à Châteauvieux.» A Genthod, il a redécouvert la campagne, le silence, l’espace. Et l’autoroute, toute proche, l’emmène à Châteauvieux en quinze minutes.
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