Propos recueillis par Isabelle Rovero et Siméon Calame | Photos: Dukas et Siméon Calame

Il respire la bonne humeur, travaille en jeans et parle de ses plats avec émotion. Mais surtout, Glenn Viel, chef triplement étoilé de l'Oustau de Baumanière aux Baux-de-Provence (France, en photo ci-dessus) cuisine diaboliquement bien. Il l’a encore prouvé lors d’un repas exclusif servi fin mars à l’Ecole hôtelière de Lausanne, lors d’un événement de promotion des produits provençaux. 

Entre rouget lissé aux écailles croustillantes, gnocchi à la truffe, feuille à feuille de cochon et déroutant mariage entre l’olive et le chocolat, le chef au sourire dévastateur nous a parlé d’émotions, de disruption, de stress et de poisson cru. Mais aussi de son rôle de juré dans l’émission Top Chef, où il sévit pour la deuxième année consécutive.

 

On vous sent plus détendu cette année dans Top Chef, c’est l’expérience?

Oh vraiment? J’ai pourtant envoyé quelques bonnes vannes l’an dernier... Et je ne me suis pas senti stressé car j’ai été très bien intégré dans cette équipe. La plus grande difficulté pour moi a été de remplacer Michel Sarran et de convaincre dans ce rôle de chef de brigade. Mais j’ai eu de bons retours, donc je crois que ça a fonctionné (rires)!

 

Au fil des épisodes, vous vous êtes aussi pris au jeu avec un joyeux esprit de compétition…

Gagner c’est bien, mais le faire avec classe, c’est mieux, non? C’est toujours une question d’état d’esprit. L’an dernier, j’ai perdu en finale avec Arnaud, mais j’étais très content car nous avons été au maximum. On a gravi les marches, il a beaucoup écouté et progressé pendant tout le concours. C’est une victoire pour moi car même défait en finale, son parcours l’a fait grandir.

Glenn Viel EHL

Le rouget lissé et sa rouille, union de la fadeur (voir plus bas) et de l'intensité.

Glenn Viel EHL

L'assiette de gnocchi à la truffe et sa crème de gratin sont une ode à la gourmandise.

Hormis une très belle visibilité et une certaine popularité, que vous apporte cette émission?

De magnifiques rencontres avec ces jeunes cuisiniers qui ne sont pas codifiés, en tous cas pas comme les vieux comme moi pouvons l’être. J’ai été formé par des anciens, avec une technique très stricte. Je pratique ainsi une cuisine jonglant entre tradition et modernité, qui peut certes chatouiller les papilles et enchanter. Mais eux, ils arrivent en cassant toutes les barrières, avec l’envie d’être libres. Ils travaillent sans penser à ce qui se faisait avant et proposent une cuisine spontanée, presque primitive. Et comme on apprend tous les uns des autres, je m’imprègne de leur vision. C’est magique, non?

 

De plus en plus de cuisiniers issus de Top Chef sont désormais étoilés ou récompensés. L’émission est donc un véritable accélérateur de carrière?

Ces jeunes sont plus vite remarqués, oui. Le talent est partout, mais encore faut-il qu’il soit décelé. Ce concours est un tremplin qui peut pousser très loin un cuisinier. Mais un tremplin glissant, car plus que de la visibilité, il faut construire de véritables bases pour se construire en tant que chef, car la chute peut être très lourde. Il faut à la fois du charisme, du talent et de l’intelligence pour perdurer. Et bien garder la tête sur les épaules.

 

Qu’avez-vous à cœur de transmettre à ces jeunes?

Toute la partie psychologique qu’il y a derrière une assiette, la réflexion qui va plus loin que  la simple cuisine. J’ai beaucoup développé cela aux Baux (ndlr: Les Baux-de-Provence, où se situe son restaurant), à l’exemple de la perception des chaleurs. Je ne sers jamais rien de chaud, mais à une température confortable qui soit presque douillette. Lorsqu’un plat est trop chaud pour votre corps, votre cerveau se met en mode protection et vous n’êtes plus concentré sur ce que vous mangez. Avec ma brigade dans Top Chef, on travaille aussi beaucoup les mots, l’approche, le fait de raconter la bonne histoire pour que votre plat soit compris.

Glenn Viel EHL

Déroutants, le feuille à feuille de cochon et sa laitue rafraîchissante ne sont que poésie lyrique.

Glenn Viel EHL

Sous un coque en chocolat peinte à l'huile d'olive et aux zestes de citron vert, une formidable crème légère à l'olive conclut le repas en douceur.

Justement, comment comprendre que vous serviez un plat fade?

Ah! C’est un plat qui me tient particulièrement à cœur, car il débouche d’une longue réflexion sur les cinq saveurs principales. On connaît l’acide, l’amer, le salé et le sucré, que l’on ressent instinctivement à la dégustation. Mais lorsqu’il n’y a rien de tout cela, on dit que c’est fade: c’est une sensation primaire. Pour moi, la cinquième saveur n’est donc pas l’umami dont tout le monde parle, mais bien la fadeur. Je l’exprime ici à travers un petit morceau de rouget cru non assaisonné, qui semble être une erreur pour le palais européen mais qui est en fait la simplicité, le naturel. Le plat comprend aussi une rouille très corsée ainsi qu’une petite socca, pour équilibrer le tout. C’est bête comme tout, mais il m’a fallu vingt ans de travail pour en arriver là.

 

Ce travail de longue haleine a été récompensé en 2020 par trois étoiles au Guide Michelin. Elles pèsent, ces étoiles?

Elles ont pesé. Le choc et la surprise de la distinction ont (très) rapidement laissé place à un an et demi de mal-être. Arriver au sommet est déjà difficile, mais y rester l’est encore plus. Je me suis alors beaucoup demandé ce qui me rendait heureux, pourquoi j’étais là, qu’est-ce que la vie. Je suis désormais à l’aise avec cette pression car ce n’est plus une priorité absolue. Je me concentre sur ce qui me fait vibrer, en prenant des risques. Il faut oser.

 

À l’instar du travail sur les températures ou sur la fadeur, c’est une gastronomie complètement disruptive que vous proposez à l’Oustau de Baumanière. Ne risquez-vous pas de faire peur à des clients?

Sûrement que certains auront cette crainte, et elle est légitime. Mais j’ai accepté il y a longtemps que l’on ne peut pas plaire à tout le monde. Et ma cuisine ne déroge pas à la règle. C’est pareil partout: certains apprécieront les films de Stanley Kubrick, d’autres ceux de Marcel Pagnol. Et heureusement que c’est le cas! Vous ne passez pas la porte d’un restaurant comme l’Oustau simplement pour vous rassasier, vous y allez pour vivre quelque chose, découvrir l’empreinte d’un chef. Aux Baux-de-Provence, je fais de mon mieux pour transmettre des émotions, mes émotions.