Texte: Marc David Photos: Sedrik Nemeth
Dans la bonne ville de Bulle, au bout de cette place du Marché tout en longueur qui s’ouvre sur le Moléson, il faut fermer les yeux. Faire comme si la jolie terrasse méridionale du Café Paradiso, avec sa marquise 1900, bourdonnait de familles, d’amoureux ou d’hommes d’affaires. Imaginer l’alerte Virginie Tinembart y servir «une vision moderne et décomplexée de la cuisine», comme l’a écrit récemment le GaultMillau en lui attribuant 13 points. Et voir la restauratrice ravie devant la diversité de sa clientèle, des étudiants aux gourmets, et se régalant de soupes délicieuses, de vins bios et de desserts raffinés.
Endroit désert. La tenancière d’origine neuchâteloise a un sourire légèrement éteint dans son restaurant vide, même si elle n’est «pas du tout dans la lamentation», dit-elle. Elle pense même que «beaucoup de bonnes choses» peuvent sortir de cette crise, telles que le développement de la vente directe ou une demande accrue pour de bons produits locaux. Pas découragée, elle en profite pour changer la couleur de sa cuisine et donner un bon coup de frais à un lieu qu’elle exploite depuis juillet 2018 avec son compagnon Georgy Blanchet. Ou pour expérimenter les merveilles de la lactofermentation, une technique qui s’applique aussi bien au kimchi coréen qu’aux céréales ou aux champignons.
Dans un premier temps, elle s'est reposée. L’arrêt brutal de mars 2020, la restauratrice ne l’avait pas vu venir. Ce fut «un choc», alors que le café prenait son envol. Tout était joyeusement en place avec un menu du jour dans les 30 francs et, sur la carte du soir, «un vrai repas, chaud, froid, viande, végétarien, desserts, il y avait le choix. Accompagné d'un vin qui ne faisait pas mal à la tête», sourit-elle. Ainsi qu’un menu de cinq plats un samedi par mois. «Nous avions trouvé une nouvelle clientèle, pas tellement héritée de notre passage à la Pinte des Mossettes. Des gens venaient d’un peu partout, c’était chouette.»
La gestion d’un certain épuisement était présente dans sa vie depuis si longtemps qu’elle a finalement aimé cette période, avec sa fille de 10 ans qu’elle a pu voir davantage. D’autant qu’elle était certaine que cela n’allait pas durer. La deuxième fermeture, en novembre, fut plus douloureuse. Le restaurant a certes tenté la vente à l’emporter, sans grand succès malgré des gâteaux, des plats mijotés. «J’ai compris qu’il fallait une vraie structure et que la demande n’était pas assez grande à Bulle.» Côté finances, elle dit aujourd’hui que «la situation est chaude, mais cela devrait aller. Notre chance est d’être de petite taille, avec quatre employés en temps normal.»
Dent de lion, raiponce et tussilage. Tout autour d’elle en Gruyère, la nature s’éveille. Solaire, Virginie Tinembart part chaque jour à la cueillette près de sa maison de Cerniat. Une habitude prise aux Mossettes: «Au début, je déléguais cette tâche. Puis, un été, notre cueilleuse s’est cassé une jambe. Nous nous y sommes mis à fond.» En cette période, on devrait manger chez elle la dent-de-lion, la raiponce, l’achillée, l’égopode, le tussilage, le mouron des oiseaux, les petites pousses de berce. «Certaines plantes sont puissantes, presque des bombes..» Partout où elle est passée, Virginie a tiré quelques pépites. Au Bar à Soupes, à Genève, elle a aimé ce mets, «cette sensation de chaud dans le corps avec tant de couches possibles dans les saveurs». Cheffe de l’Aparté lors d’Expo.02, à Neuchâtel, elle a dû assurer «un millier de couverts par jour, avec un stress inimaginable». Employée deux ans chez la cheffe Sibylle Angst, à Zurich, elle y a compris combien elle aimait «les gestes des mains». Dans le petit restaurant végétalien Aux Deux Portes, à Genève, elle a opéré «un virage à 180 degrés dans ma conception de la nourriture et la sensation du bien-être». A la Caravane, sur la place de Plainpalais, elle a appris «la souplesse et l’organisation périlleuse des marchés». Et l’aventure de la Pinte des Mossettes lui a permis de découvrir «le monde passionnant des plantes sauvages».
Aujourd'hui sa philosophie est claire. Retour au Café Paradiso. Virginie Tinembart se réjouit qu’il rouvre, fort. Sa carte, elle sait qu’elle sera «prête en deux ou trois nuits». Elle va essayer une fameuse tarte napolitaine de Pâques, à base de blé vert, de ricotta et de fruits confits. Cela dit, lucide, elle se demande si tout redeviendra comme avant pour elle. «J’aimerais trouver un équilibre pour ne plus me noyer dans le stress”:elle va donc vers davantage de sobriété, de lisibilité dans les goûts. «Mais il ne faut pas oublier d’étonner» Les produits, elle les vénère: à présent, elle se dirige vers une cuisine à 90% bio, avec des producteurs dans la même veine. La laiterie de Gumefens pour les produits laitiers, le boulanger Antoine Junod pour le pain et les farines bios, le Jardin d’Ogoz de Stéphane Lambert ou le maraîcher André Rossier, à Corjolens, pour les légumes, la boucherie Moret de Bulle pour la viande. Des sirops maison et des vins naturels de grande qualité, que son compagnon choisit et raconte avec gourmandise. Autant de petits miracles qu’on se réjouit de retrouver sur la terrasse aux ferronneries art nouveau du bien nommé Café Paradiso.