Texte: Urs Heller, Video/Photos: Thomas Buchwalder
Stefan Heilemann, cuisinez-vous tous les jours au top ou y a-t-il des ratés?
Chaque soir nous devons être au top et bien organisés. Evidemment, l’atmosphère se tend quand on a plusieurs grosses pièces au four en même temps que beaucoup de commandes à la carte. Mais nous sommes une bonne équipe, nous gérons.
Et lorsqu'un client se plaint?
On se remet évidemment en question. Récemment, un client a trouvé notre aile de raie au chorizo trop piquante. Le lendemain soir, l'engouement pour ce plat était de nouveau tel que les clients ont même demandé la recette. Avec le temps, on sait ce qui est juste ou faux.
Que pensez-vous lorsque vous mangez chez un collègue dans un trois-étoiles ou 19 points: «Tout ça, je peux le faire aussi»?
Au contraire. Je peux être sous le charme, trouver un plat ou un apprêt grandiose, sans savoir comment mon collègue s’y est pris pour le réaliser. Mon souvenir le plus marquant date d’il y a quelques années chez Sergio Herman, qui était alors encore au The Oud Sluis en Hollande. Je n'avais jamais imaginé que l'on puisse cuisiner aussi bien. J'ai moi aussi un plat dont les autres cuisiniers peinent à découvrir le mode de préparation: les oreilles de porc à la façon de Bangkok.
Excellente transition. Vous cuisinez parfois à la façon française classique – comme vous l'avez appris aux côtés de Harald Wohlfahrt à Baiersbronn, le cuisinier le plus célèbre d'Allemagne – et d'autres fois à la façon asiatique. Qu'est-ce qui prime: le Traube Tonbach (l'hôtel cinq étoiles où officie Harald Wohlfahrt) ou la Thaïlande?
Je me sens très à l'aise avec les deux cuisines. La base française est nécessaire pour une cuisine de haut niveau. Durant les cinq années que j'ai passées à Baiersbronn, j'ai probablement appris à travailler tous les produits qui existent dans le monde. Chez Harald Wohlfahrt, il y avait chaque soir deux menus, qui changeaient toutes les deux semaines, ainsi qu'une immense offre à la carte. J'ai rempli de notes quatre livres entiers. C'est mon encyclopédie. Malheureusement deux d'entre eux m'ont été volés. Mais par bonheur nous avons de bons contacts entre élèves de Wohlfahrt et nous aidons mutuellement en cas de besoin.
Comment avez-vous réussi à vous faire engager chez Wohlfahrt?
J'ai fait mon apprentissage à Baiersbronn. Ensuite j'ai travaillé dans le deuxième restaurant de la maison, la Köhlerstube. De là on m'a offert la chance de passer à la célèbre Schwarzwaldstube. Sept jours plus tard, mon chef de partie a été licencié et moi, j'ai été promu: «Heilemann, tu vas y arriver», m'ont-ils dit. Mais ça n'a pas été si simple!
Etes-vous encore en contact avec votre maître?
Pas très régulièrement, mais de temps en temps, il commente les photos de plats que je poste sur Instagram.
A Baiersbronn, vous avez également fait la connaissance de Renu Homsambat. La cuisinière de Bangkok est en quelque sorte votre muse thaïlandaise.
Renu m'a beaucoup appris. Je l’ai rencontrée quand elle est venue en cheffe invitée au Traube Tonbach. Par la suite, je lui ai rendu visite à Bangkok à plusieurs reprises et nous avons cuisiné ensemble. Cuisiner, c'est sa vie. Elle m'a tout montré: ses recettes, ses modes de préparation, chaque curry, chaque pâte de curry. Elle m'a aussi montré à quel point la cuisine peut être simple: tout est prêt en cinq minutes et arrive magnifiquement frais sur la table. Aussi rapide que bon! Et nous qui travaillons souvent des journées entières sur nos fonds et sauces.
Du coup, ingrédients et arômes asiatiques font partie de votre ADN. Un air de Thaïlande à Zurich, pourrait-on dire.
Nous mettons encore et toujours des plats asiatiques au menu. Le turbot par exemple, farci de noix de Saint-Jacques et cuit dans un curry jaune. Ou les langoustines au curry rouge thaïlandais. Quant aux oreilles de porc, elles sont d'abord cuites dans un bouillon thaïlandais avant d'être passées en friture. Nous ne les proposons qu'aux clients que nous connaissons bien.
Un coûteux turbot est-il bien mis en valeur avec du curry jaune ou ne serait-il pas meilleur avec une préparation classique?
J'aime notre interprétation. A la longue, le turbot avec juste de l'huile d'olive et du sel est carrément ennuyeux.
Il y a également une autre région dont votre cuisine est empreinte : le Portugal.
Je séjourne volontiers à la Vila Joya en Algarve. Un hôtel magnifique, directement au bord de la mer et où j'ai rencontré des personnes formidables. J'y cuisine une ou deux fois par année. La propriétaire, Joya Jung, et le chef, Dieter Koschina, sont devenus des amis. C'est à la Vila Joya que j'ai rencontré Pedro Bastos, pêcheur à Sagres. Il sort en mer chaque nuit avec une petite flotte de douze bateaux. Ses poissons sont incroyablement frais et d'une qualité renversante. L'entreprise Dubno nous les livre par avion tous les mardis et jeudis. Le fret aérien nous est facturé 10 francs par kilo mais la qualité est à la hauteur de l'investissement.
Que recevez-vous donc de Sagres?
Sébastes, raies, carabineros, langoustines entières, gambas blancas. Dans l'intervalle, d'autres cuisiniers ont découvert ce fournisseur. Mais nous étions les premiers clients de Pedro en Suisse. Nous recevons le premier choix!
Vous êtes bon en cuisine mais apparemment pas aussi bon en calculs.
Que voulez-vous dire…?
Vous n’êtes pas à votre propre compte. Vous vous faites embaucher dans de grands hôtels et n'avez ainsi pas besoin de vous occuper des questions d'argent.
Stop ! Je sais très bien compter et je gère scrupuleusement les dépenses du secteur food. Je prends également en compte la durabilité. Je n'accepte pas le gaspillage de nourriture. Nous valorisons tout. Mais sur un point vous avez raison: cuisiner dans un petit restaurant de quatre tables serait trop ennuyeux pour moi. J'ai besoin des défis qu'offre un grand restaurant, j'aime les chevauchées sauvages.
Cuisiner végétarien et végane, un nouveau défi?
Végétarien n'est pas un problème. D’ailleurs nous proposons toujours un menu végétarien de sept plats, préparés avec autant d'investissement et d'amour que le menu classique. Et cela coûte tout autant. Végane, c’est plus problématique: à notre niveau, nous ne pouvons le proposer que sur réservation préalable et avec un délai de trois à quatre jours.
Dans les meilleurs restaurants de Suisse, on trouve un nombre frappant de cuisiniers allemands. Comment cela s’explique-t-il?
Ici, les produits sont très bons, tout comme la clientèle: nous nous sentons très appréciés en Suisse, où les clients sont prêts à mettre le prix juste pour bien manger. Evidemment, le salaire est aussi à la hauteur ici: à Baiersbronn, en tant que cuisinier formé, je gagnais 1500 euros net. Pas ici. Hormis cet aspect, il y a longtemps que je me sens comme chez moi en Suisse. Et deux heures trente me suffisent pour être chez mes parents à Stuttgart.
Et à la maison, que trouve-t-on dans votre frigo?
Des pâtes de curry thaïlandais. De toutes intensités et couleurs. Grâce à ça, préparer un curry n’est plus une affaire.