Texte: Knut Schwander | Photos: Charles Seiler, Claude Gluntz, Philippe Dutoit
DERNIER SERVICE LE 24 MARS 2024. «Le mot retraite ne me parle pas. Dans ma tête j’ai toujours 30 ans», lance Denis Martin, 68 ans, 17/20 au GaultMillau. Et pourtant, «mon corps me dit stop». C’est pourquoi, en mars 2024, l’intrépide chef prodige qui a successivement fait découvrir au gourmets romands les saveurs de l’Asie, puis les miracles moléculaires, va mettre la clé sous le paillasson. Dernier service au Château à Vevey: le 24 mars, après 27 ans de créativité débridée et de recherche sans relâche. Moi qui écris ces lignes, j’en suis sincèrement ému.
LE ROI DU POISSON. C’est à Massongex, en 1980, que Denis Martin apparaît sur les radars de la gastronomie romande: «Frédy Girardet venait tous les mois. Et c’est lui qui a dit à Roland Pierroz qu’il y avait là un type qui savait cuisiner le poisson comme personne», se souvient Denis Martin dont le talent n’a jamais fléchi depuis. Au contraire.
DE LA THAÏLANDE À YVORNE. Moi, la première fois que j’ai mangé chez Denis Martin, c’était à Yvorne, à La Roseraie, à la fin des années 80. J’en garde un souvenir émerveillé. J’ai en mémoire de ce midi ensoleillé un filet de bœuf d’une tendreté incroyable. Une délectation. D’autant plus que le chef instillait déjà dans ses apprêts des ingrédients qui - en ces temps lointains - paraissent incroyablement novateurs. En effet, Denis Martin qui nous a fait découvrir sa cuisine des épices»: les saveurs thaïlandaises, la coriandre, les arachides et la subtilité des currys! Mais Denis Martin, le motard voyageur à la curiosité effrénée n’allait pas s’en tenir là!
LES SIX PREMIERS MOIS: LA CATASTROPHE! En 1997, il s'installe à Vevey, au Château, l'emblématique propriété de la Confrérie des Vignerons: «Les six premiers mois, ça a été la catastrophe! Je recommençais à zéro. Alors j’ai commencé à faire des filets de perches et des entrecôtes… Mais toujours avec l’intention de développer ma propre conception de la gastronomie.» Une vision développée au contact de Ferran Adria, Hervé This et René Redzepi, notamment: «C’est Ferran qui m’a dit que je devais porter, en Suisse, cette cuisine nouvelle qui n’existe encore pas pour la plupart des gens.» Il faut dire que les deux chefs ont fait des démonstrations devant mille personnes lors de rencontres culinaires majeures, comme «Lo mejor de la gastronomia» en Espagne. En même temps, Denis s’est lancé.
LA MAGIE DU PIGEON VOYAGEUR. Comme plein d’autres romands, c’est dans le jardin du Château, à Vevey, que j’ai un jour vu atterrir devant moi le pigeon voyageur. Ce plat épatant lui a valu une ovation en Espagne et il a marqué des centaines de convives: en fait, il s’agit d’une papillote de pigeon. Cette cuisson vaut à la chair une texture nouvelle et inattendue à l’époque. Le fait de la présenter dans une enveloppe estampillée «par avion» est un coup de génie. En 2001, le GaultMillau note: «l’histoire nous dira s’il est en train de revisiter d’anciens principes légèrement déviationnistes ou s’il incarne le fer de lance de l’avant-garde gastronomique».
TRANSMISSION ET PASSION. A l’évidence, c’est la deuxième option qui était la bonne. Denis Martin nous a donc initié à la cuisine dite moléculaire. Une entreprise audacieuse, périlleuse aussi, qui lui a valu quolibets et critiques… surtout de la part de cuisiniers qui, depuis, ont souvent adopté ses méthodes! Mais Denis a tenu bon: «C’est un ami qui m’a glissé: tu as une signature, il faut la garder.» Sa signature, c’est l’avant-garde. Et il en a transmis l’essence à une nouvelle génération de jeunes chefs talentueux, comme Mathieu Bruno (Là-Haut, Chardonne, 16/20), Alexandre Luquet (Bocca, St-Blaise, pas encore noté) ou Rafael Rodriguez (Abbaye de Montheron, Lausanne, 16/20) et de grands chef français comme Olivier Belin (18/20). Aujourd’hui, il annonce sa retraite et il se dit «paumé». Mais la fermeture n’est que dans six mois, d’ici-là, la passion reprendra le dessus. Et moi, j’espère avoir l’occasion de m’attabler une nouvelle fois chez Denis Martin.