Texte: Siméon Calame | Photos: Gabriel Monnet
Des évolutions de tous côtés. Le monde de la cuisine n’échappe pas aux mutations qui bousculent notre quotidien. La preuve avec quatre cheffes et chefs âgés de 27 à 36 ans qui font partie de la jeune garde romande et surfent avec adresse sur les métamorphoses que vit l’univers gastronomique.
(Grande photo ci-dessus, de g. à dr.: Danny Khezzar, Lucrèce Lacchio, Aline Ménétrey et Luis Zuzarte)
Parmi les sujets de l’année 2023, la place des femmes en cuisine est l’un de ceux qui ont le plus évolué. «Quand j’ai commencé il y a douze ans, une cuisinière devait limite être agressive pour avoir sa place aux fourneaux», assène Lucrèce Lacchio, première cheffe du Berceau des Sens à l’EHL Hospitality Business School (nouveau nom de l’Ecole hôtelière de Lausanne). Mais pour elle, la place des femmes est désormais une évidence. Après des décennies invivables pour les cuisinières, de plus en plus de restaurants ont une cheffe à leur tête: en Suisse romande, le GaultMillau 2024 recense d’ailleurs 40% de tables dirigées par des femmes de plus par rapport à 2014. Sans compter les multiples cheffes non cotées dont le GaultMillau Channel fait régulièrement écho dans ses articles. Une vague de fond lente, certes, mais qui avance. Autre préoccupation d’actualité: la sauvegarde des ressources environnementales. A L'Appart (14/20) à Lausanne, Luis Zuzarte a bien compris le rôle que joue la restauration dans cette problématique. En misant sur une cuisine ultra-locale, le jeune chef (31 ans) laisse la terre décider de ses menus. Un choix qui induit son lot de difficultés.
Difficultés? Voilà un mot que Danny Khezzar, le chef du Bayview (18/20) à Genève, ne semble pas connaître. Pourtant, le finaliste de la dernière saison de Top Chef jongle quotidiennement entre cuisine de haute couture et vidéos ultra-populaires sur Instagram. Jouer avec les nouvelles technologies ne lui fait pas peur. Pour lui, sortir un peu de ses cuisines est une évidence. Aline Ménétrey, elle, a fait le chemin inverse il y a dix ans: l’actuelle cheffe du Taratata (13/20), à Verbier, a quitté l’immobilier à 26 ans pour entrer en cuisine et vivre sa passion. En 2023, cuisiner n’est plus un simple travail, c’est une manière de refléter le monde qui nous entoure.
Danny Khezzar: «Mon parcours dans «Top Chef» a peut-être accéléré les choses»
Un follower toutes les trois minutes. C’est ce qu’engrange, en continu, le compte Instagram de Danny Khezzar. Il faut dire que, ce printemps, le jeune cuisinier (27 ans) a diablement fait parler de lui. Il est même devenu ultra-populaire. Il a cartonné lors de chaque étape de l’émission Top Chef, jusqu’en finale où il a buté sur Hugo Riboulet. En parallèle, il a été nommé chef du Bayview (18/20), le restaurant gastronomique de l’Hôtel Président Wilson, à Genève. De plus, Danny a compris l’utilité que pouvaient avoir les réseaux sociaux dans sa carrière et maîtrise à merveille Instagram. Résultat: ses vidéos sont vues par des millions de followers et tous les médias se l’arrachent, GaultMillau compris.
Un atout qui ne fait pas tout. «Utiliser les réseaux sociaux n’est pas indispensable, mais ça peut être un sacré atout, soutient Danny Khezzar, qui a lancé cet automne une série de vêtements à son nom. Pour ma part, j’ai nourri mon compte Instagram dès le début du concours, car il aurait été dommage de ne pas surfer sur la visibilité que Top Chef m’offrait.» Ainsi porté, Danny devient une marque à lui tout seul. Après l’émission, de grands projets se sont succédé, tous plus ambitieux les uns que les autres. L’ouverture de cette guinguette sous la tour Eiffel, par exemple, qu’un autre cuisinier moins populaire aurait eu des difficultés à mettre en place.
La tête sur les épaules, Danny assure ne pas devoir son succès uniquement à son compte Instagram et aux innombrables interviews qu’il a données: «C’est un formidable atout, mais ça ne fait pas tout.» Car Danny cuisine bien. Excellemment bien, même. Ce n’est pas pour rien que le Bayview a conservé ses 18 points au GaultMillau 2024, publié cet automne. «Pour ce qui est de la place de chef, par exemple, mon parcours dans Top Chef a peut-être accéléré les choses, admet-il. Mais je travaille dans ce restaurant depuis sept ans, dans l’ombre jusqu’ici. J’étais là quand l’étoile et les 18 points sont arrivés.» Entre sa grande présence médiatique et ses plats qui sont «une véritable symphonie de parfums», d’après le guide 2024, Danny Khezzar fait pour l’instant tout juste.
Lucrèce Lacchio: «Hommes et femmes, nous sommes dans le même bateau lorsque le service commence»
Première cheffe du Berceau des Sens à l’EHL Hospitality Business School (le nouveau nom de l’Ecole hôtelière de Lausanne), Lucrèce Lacchio est l’exemple parfait de la cuisinière à succès. Après une formation à Grenoble, une année au Peninsula à Chicago, cinq au Flacon à Carouge (GE) et quatre au Là-Haut à Chardonne (VD), elle prend la tête du Flacon durant deux ans avant de monter au Chalet-à-Gobet, où elle a servi ses premiers plats au Berceau des Sens cet automne. Un succès qui n’a pas toujours été acquis pour cette femme de 31 ans: «Quand j’ai commencé il y a douze ans, une cuisinière devait limite être agressive pour avoir sa place aux fourneaux, assure Lucrèce. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.»
Selon Lucrèce Lacchio, il y a eu une bascule à partir du moment où les cheffes ont commencé à être médiatisées. Anne-Sophie Pic (multi-étoilée notamment au Beau-Rivage Palace à Lausanne, 18/20), Marie Robert (Le Café Suisse, Bex, 16/20), Stéphanie Le Quellec (gagnante de la saison 2 de l’émission Top Chef en 2011, aujourd’hui à La Scène, Paris, 2*, 17/20), Louise Bourrat (gagnante de Top Chef en 2022), Dominique Crenn (L’Atelier, San Francisco, 3* Michelin)… «Finalement, homme ou femme, lorsque le service commence, on est toutes et tous dans le même bateau, sourit Lucrèce. Mais concrètement, il est vrai que les femmes sont un peu plus dans la communication, l’écoute et l’empathie.»
«J’ai mon petit caractère.» Malgré son mètre 57 que certains pourraient voir comme un obstacle, Lucrèce Lacchio a su se faire respecter par ses pairs. Son truc, ce n’est pas de crier ni de faire peur, mais bien d’affirmer ses idées et de motiver ses troupes. «J’ai bien sûr mon petit caractère, mais je n’irais pas loin si je n’avais pas ce côté pédagogue que doit avoir tout leader, continue-t-elle. Une vraie meneuse doit être celle que l’on a envie de suivre. Personne ne souhaite suivre quelqu’un qui nous veut du mal!» En montrant l’exemple dans un lieu de formation tel que l’EHL, Lucrèce espère donner envie à d’autres femmes de se lancer dans une carrière de cuisinière. Sans avoir peur de quoi que ce soit.
Luis Zuzarte: «Certains clients pensent qu’il manque un truc s’il n’y a pas de viande!»
On ne négocie pas. «J’étais très ému à la sortie du guide», se souvient Luis Zuzarte, le chef de l’Appart, à Lausanne. Un restaurant «décomplexé» qui est entré cet automne dans les pages du GaultMillau avec l’honorable note de 14/20. Ce qui fait la différence de cet Appart où l’on se sent véritablement bien, c’est la «cuisine libre et responsable» de Luis, selon ses propres termes. Pour lui, ce ne doit plus être le cuisinier qui décide de son menu, mais bien la terre. Ne pas manger de fraises en hiver, c’est normal pour Luis Zuzarte, qui va plus loin et réfléchit très précisément à la provenance de ses matières premières, à leur nature ainsi qu’à la manière de les travailler.
Cela a un coût, dans tous les sens du terme: «Nous ne négocions jamais les prix que nous demandent les productrices ou les producteurs, explique Luis. Nous avons à cœur de valoriser celles et ceux qui travaillent la terre, la faune et la flore en harmonie avec la nature et dans le respect de ce qu’elle nous fournit. Les artisans de la ferme de Praz Bonjour, par exemple, me livrent un panier de légumes hebdomadaire qui change selon ce qu’ils récoltent, et je me débrouille pour préparer un menu avec ça. Cela demande beaucoup d’improvisation et de flexibilité, et cela aussi a un coût.» Le menu de six plats est facturé 130 francs.
Des légumes en plat principal? Même à ce prix, Luis Zuzarte assume de servir de temps en temps des légumes en plat principal. Car le chef ne place pas la viande au centre de ses plats. «Certains clients pensent alors qu’il manque un truc, sourit l’audacieux cuisinier. Cependant, la consommation de viande doit baisser, alors autant trouver aujourd’hui des alternatives.» Le chef ne propose pas une cuisine végétarienne, mais «consciente» des enjeux écologiques. Car il estime que dans dix ans la nourriture sera majoritairement végétale, additionnée par exemple de garum (condiment fermenté à base de viscères de poisson, qui permet d’utiliser l’entier de l’animal), de miso (pâte de soja fermentée à haute teneur en protéines) et d’autres éléments fermentés, moins gourmands en CO2 et plus pertinents au niveau nutritionnel.
«Nous sommes convaincus par ce que nous faisons et nos clients doivent l’être aussi, exprime Nicolas Bernier, le directeur de salle de l’Appart. La plupart du temps, cela fonctionne, même si on doit parfois redoubler d’efforts pour faire passer notre message. Mais ça en vaut la peine.» Une vision de la gastronomie qui semble se profiler comme la cuisine de demain.
Aline Ménétrey: «J’ai quitté l’immobilier à 26 ans pour devenir cuisinière. Et je ne ferai pas le chemin inverse!»
De l’immobilier aux fourneaux. Tout part d’une inscription envoyée trop tard à l’Ecole hôtelière de Lausanne. En 2009, Aline Ménétrey fait alors le choix de la Haute Ecole de commerce avant de travailler dans le courtage et le marketing immobilier. «Après trois ans, j’ai réalisé que je n’y étais pas à ma place, murmure-t-elle. J’ai besoin de trouver du sens dans mon travail et ce n’était pas le cas, alors je suis revenue à ma passion d’enfance en entreprenant un apprentissage de cuisinière. Certains diront qu’à 26 ans il faut du courage pour revenir à une formation de base aux côtés d’apprentis qui ont dix ans de moins, mais je ne me suis pas posé de question: il me fallait vivre et être heureuse!» Un sentiment qu’elle a rapidement éprouvé en cuisine.
Un «métier passion». Aline souhaite «vivre l’intensité des grandes tables». Alors elle se forme à l’Ecole professionnelle de Montreux, qui l’envoie dans différentes grandes maisons, notamment à l’Hôtel de Ville de Crissier. Elle y côtoie les plus grands chefs de Suisse, à l’instar de Benoît Carcenat («Cuisinier de l’année» 2023, au Valrose, 18/20), qu’elle épaule lors de son entraînement pour les examens afin de devenir l’un des Meilleurs Ouvriers de France. Elle termine son apprentissage première du canton de Vaud. Après quelques mois chez Damien Germanier (17/20) à Sion, puis une année au Restaurant Anne-Sophie Pic (18/20) à Lausanne, elle passe trois ans au Royal Savoy (16/20). Mais Aline rêve d’être libre de créer sa propre cuisine. Elle ouvre en 2020 le Taratata, à Verbier, et entre cette année dans le GaultMillau avec 13 points. Une charge de travail supplémentaire. «Toutes les personnes qui travaillent dans la restauration vous diront la même chose: il faut être plus que passionné pour travailler autant dans des conditions pas toujours faciles, sous la pression, toujours debout, dans des températures élevées…» Pourtant, c’est cela qui l’anime.
Aline Ménétrey ne cache toutefois pas qu’il y a des limites: «Pour s’épanouir complètement dans ce job, il faut trouver un équilibre, assure-t-elle. J’ai la chance de travailler en station, alors je jongle entre la densité des pics hivernaux et estivaux et les longs repos d’intersaison.» Aline conseille-t-elle ce métier? «Il faut tenter le coup! Mais en sachant que ce n’est pas facile.»