Photos: Blaise Kormann (dont titre), Sedrik Nemeth, Michaël Berthoud, DR

Vendredi 22 juillet, aux environs de 15 heures, comme chaque après-midi, Jérémie Cordier et Stéphane Mougin sortent de leur cuisine, un panier compartimenté fait maison sous le bras et des ciseaux à la main: le chef du restaurant Les Cerniers (aux Giettes, au-dessus de Monthey) et son second vont faire leurs courses. Enfin, des courses spéciales, «gratuites et ressourçantes»: les deux hommes vont cueillir des plantes sauvages dans la forêt pas loin du restaurant. En une heure de balade, entre sous-bois, ruisseaux et prairies fleuries, ils ramasseront framboises sauvages, ortie, reine-des-prés, berce, achillée millefeuille, oxalis, et même quelques chanterelles.

 

«C’est un rituel quotidien qui nous sort du stress de la cuisine et qui nous fait du bien, explique Jérémie. Stéphane et moi nous ressourçons et avons d’une certaine manière notre moment à nous. Puis, en cuisine, c’est une joie d’expérimenter et de faire découvrir de nouvelles saveurs!» Au moins autant qu’un moment de bien-être personnel, la cueillette sauvage est une véritable tendance qui touche de plus en plus le monde de la cuisine.

Jérémie Cordier Les Cerniers cueillette sauvage

Ce jour-là, Jérémie Cordier et son second Stéphane Mougin sont revenus avec une multitude de plantes différentes!

Jérémie Cordier Les Cerniers cueillette sauvage lactofermentation

Plus tôt dans la saison, ils avaient déjà préparé des fraises lactofermentées à la marjolaine ainsi que des asperges blanches au serpolet et des vertes au romarin.

Tendance explosive. Bien avant Jérémie Cordier, plusieurs chefs de classe mondiale ont mis les plantes sauvages au cœur de leurs menus: les Français Michel Bras, Yoann Conte, Emmanuel Renaut, Jean Sulpice, Marc Veyrat et, en Suisse romande, Carlo Crisci, Stéphane Décotterd, Anne-Sophie Pic... Et bien sûr la célèbre ancienne tenancière de la Pinte des Mossettes Judith Baumann. Nous y reviendrons. Ces dernières années, cette tendance a explosé, notamment grâce à René Redzepi (Le Noma, à Copenhague, trois étoiles Michelin et cinq fois meilleur restaurant du monde selon le classement 50 Best) et à sa cuisine naturaliste, brute et très végétalisée, couronnée d’herbes et de pousses. Une tendance certes, mais pas une nouveauté. Retour en arrière, aux sources de la cueillette des herbettes.

 

Inconnu et typé. Nous sommes dans les années 1980, à Cerniat, au fin fond du canton de Fribourg. Dans un cadre magique qui appelle à la sérénité et au calme, Judith Baumann, jeune cuisinière en début de carrière, ose cuisiner de l’égopode, de la cirse, des épinards sauvages, de la berce... Ose, oui, car, à l’époque, et même si certains grands noms de la gastronomie française ont déjà amené des «p’tites herbes» dans leurs assiettes étoilées, cela chamboule les esprits. Judith Baumann se souvient d’un décalage: «Ce sont des saveurs plus typées, qui ne sont toujours pas domestiquées par nos palais aujourd’hui, alors imaginez les réactions d’il y a quarante ans! L’inconnu fait peur, et nous en étions presque au summum.» Mais la jeune femme persiste et signe, notamment grâce à la situation parfaite de son restaurant, la Pinte des Mossettes. Autour, la forêt et les prairies, à côté, le jardin: il y avait – et il y a encore – tout pour bien faire. Pour la cheffe aujourd’hui retraitée, la cuisine est une posture philosophique et artistique, à laquelle les plantes sauvages amènent de l’authenticité et une sorte de pleine conscience autant à la personne qui les cuisine qu’à celle qui les déguste.

Bulle, la Pinte des Mossettes, le 1er avril  2021, Virginie Tinembart et son Mary Georgy, tenanciers du restaurant Paradiso a Bulle, nous présente son amour pour la cueillette l’ail des ours et la dent de lion en ce moment ou la nature se réveille . © Sedrik Nemeth

Georgy Blanchet et Virginie Tinembart sous le porche de leur Café Paradiso (14/20) à Bulle, avant de...

Bulle, la Pinte des Mossettes, le 1er avril  2021, Virginie Tinembart et son Mary Georgy, tenanciers du restaurant Paradiso a Bulle, nous présente son amour pour la cueillette l’ail des ours et la dent de lion en ce moment ou la nature se réveille . © Sedrik Nemeth

... partir cueillir une multiplicité d'herbes, racines et autres plantes sauvages.

Virginie Tinembart

La téméraire cheffe aime se ressourcer dans la nature.

On cueille de tout! Après Judith Baumann, c’est Virginie Tinembart qui a tenu la Pinte, avant Romain Paillereau puis Nicolas Darnauguilhem aujourd’hui. La première a «appris les rudiments des plantes sauvages avec Judith, mais c’est en collaborant avec Danielle, une cueilleuse acharnée qui m’a énormément appris, que j’ai eu mon premier déclic. Puis, lorsque ma seconde cueilleuse, Anne-Marie Maillard, s’est cassé la jambe, j’ai «dû» y aller moi-même.» C’est à ce moment-là qu’est apparu le second déclic à l’actuelle tenancière du Café Paradiso, à Bulle. Elle s’y est alors vraiment mise, cherchant autour du restaurant et plus loin, trouvant les meilleurs coins possible. «La cueillette sauvage, c’est une ode à être attentif à ce qui nous entoure. Il y a des plantes n’importe où, de toutes sortes, il suffit de regarder.» Même si elle a beaucoup limité ce qu’elle ramasse, se concentrant sur ce qu’elle connaît, la pétillante cuisinière profite de ses sorties avec son chien pour «laisser venir» et attraper du mélilot, du gaillet, de la berce... ou des champignons («mais je suis nulle aux champignons!» rit-elle).

Bulle, la Pinte des Mossettes, le 1er avril  2021, Virginie Tinembart et son Mary Georgy, tenanciers du restaurant Paradiso a Bulle, nous présente son amour pour la cueillette l’ail des ours et la dent de lion en ce moment ou la nature se réveille . © Sedrik Nemeth

Mieux vaut nettoyer les plantes directement sur place, c'est un gain de temps précieux.

Jérémie Cordier Les Cerniers cueillette sauvage

Jérémie Cordier et Stéphane Mougin sortent presque chaque jour cueillir!

Le goût, le goût, le goût! Etre attentif à ce qu’il y a autour, c’est bien l’état d’esprit d’Aurélien Guala, jeune cuisinier de 23 ans qui gère les fourneaux du Centre Nature de Pro Natura, dans le vallon de l’Allondon, à Dardagny (GE). D’abord cuisinier mais passionné de botanique, il choisit bien les plantes qu’il butine. «Il y a beaucoup de plantes que l’on dit invasives, en abondance, explique-t-il. Je les privilégie, car elles prennent de la place et peuvent déséquilibrer l’environnement si elles ne sont pas enlevées.» Tant qu’à les ôter, autant les cuisiner. Mais pour Aurélien Guala, qui s’inspire beaucoup de la cuisine brute et naturelle de René Redzepi, «le goût passe avant tout: il faut qu’il y ait un sens à cuisiner telle ou telle plante. C’est notamment pour la découverte quasiment infinie de nouvelles saveurs, que j’ai commencé à cuisiner les plantes et les fleurs. Mais si elles sont certes souvent belles, je trouve inutile de les utiliser uniquement pour la décoration.» La renouée du Japon, plus grande invasive en ce milieu d’été, est servie fermentée avec des lamelles de carotte, accompagnée de «charcuterie végétale» (du céleri fermenté au koji et des pickles de betterave jaune) ou encore poêlée avec une dizaine d’autres plantes sauvages et déposée sur un sérac de brebis et un trait d’huile d’olive. Simple et magique!

 

Fermentation herbacée. Même réflexion du côté des Giettes, où Jérémie Cordier, même s’il n’utilise pas de plantes dans tous ses plats, le fait de manière réfléchie. Sa glace à la framboise est infusée à la reine-des-prés, qui apporte un léger côté vanillé. Sur les étagères du fond de la cuisine, on aperçoit des bocaux divers et variés... «Je fais fermenter des fraises avec de la marjolaine, précise le trentenaire. A côté, nous avons préparé des asperges blanches au serpolet et des vertes au romarin.» Un processus qui développera des saveurs encore différentes.

Judith Baumann

Judith Baumann, pionnière de la cuisine des plantes sauvages en Suisse.

Michaël Berthoud livre plantes sauvages

Très bien illustré, riche en informations et didactique, le livre de Michaël Berthoud se dévore!

Pédagogie. Partir cueillir des plantes et les cuisiner, rien de bien sorcier, pourrait-on se dire. «Attention, prévient Michaël Berthoud, environnementaliste et cueilleur pour les brigades d’Anne-Sophie Pic à Lausanne, cela paraît simple et facile, mais les risques de confusion ou d’intoxication si l’on ne les nettoie pas assez existent.» Dans son livre (lire ci-contre) 54 plantes sauvages comestibles de Suisse romande et France voisine (2021, Editions Attinger), celui qui anime régulièrement des ateliers accorde plusieurs pages aux risques de confusion, aux parasites, aux toxicités ainsi qu’une entrée précise pour chacune des plantes. Il préconise une connaissance générale des plantes et, surtout, de se poser les bonnes questions: «Si je ne suis pas certain de reconnaître une plante, je ne la cueille pas.» Refrain repris par l’ensemble des personnes interrogées.

Des plantes à portée de main. Mais la pédagogie ne s’arrête pas là, et Aurélien Guala d’enchaîner: «Au Centre Nature, un de mes objectifs est aussi de sensibiliser nos clients à ces plantes méconnues mais souvent délaissées. J’ai fait un petit carnet pour les détailler, que les gens regardent beaucoup!» Car même si les grands noms de la gastronomie mondiale en ont – indirectement – fait des produits de luxe, les plantes sauvages restent facilement accessibles et cuisinables à la maison. Michaël Berthoud propose d’ailleurs des usages alimentaires et des recettes pour chacune des 54 plantes présentées dans son livre: beignets aux boutons d’ail des ours, crêpes fermentées fourrées au chénopode Bon-Henri, crème brûlée à l’impératoire…

 

Finalement, et même si une partie des cuisiniers utilisent les plantes sauvages uniquement pour leur esthétique, ceux qui les travaillent le font de manière réfléchie. Ainsi, au restaurant ou à la maison, la cueillette sauvage semble se profiler comme un véritable style de vie et un certain art. Tout comme l’est la cuisine.