Texte: Siméon Calame | Photos: Sedrik Nemeth
Une histoire de famille. Il est 8h10 ce mardi matin, lorsque Franck Reynaud, veste et pantalon de cuisine impeccablement repassés, nous ouvre sa porte. Enfin, celle de l’Hostellerie du Pas-de-l’Ours, cette imposante bâtisse toute de vieux bois et de pierres brutes vêtue, dans la luxueuse station de Crans-Montana. Car ce membre émérite des Grandes Tables de Suisse n’est pas seulement le chef de L’Ours (18/20 et 1*) et du Bistrot des Ours (14/20): lui et son épouse Séverine Bestenheider sont aussi les gérants de tout l’hôtel, et cela depuis trente ans pile. Séverine, qui designe et embellit tout l’établissement, est l’une des quatre filles des stars hôtelières de la station, Armand et Christiane Bestenheider, propriétaires des hôtels Aïda, Etrier et Pas-de-l’Ours.
(Grande photo ci-dessus: Franck Reynaud sur la terrasse du Pas-de-l'Ours)
Un gamin qui «faisait le couillon». Franck rencontre Séverine au début des années 1990: «Je voulais skier et trouver une fille qui me fasse visiter le coin, sourit-il en racontant son arrivée à Crans-Montana. Je travaillais à l’Aïda et j’y ai rapidement rencontré la fille du propriétaire: Séverine… L’histoire a fait le reste!» Les montagnes et le ski, c’était nouveau pour ce natif de Montpellier, qui «faisait tellement le couillon» que ses parents l’avaient placé en internat. Des parents qui s’occupaient avec son grand-père du Domaine de Châteauneuf, un hôtel et restaurant à Nans-les-Pins, à 30 kilomètres de Marseille. C’est avec son grand-père, justement, que Franck, né en 1969, découvre la cuisine. Il goûte, teste, se forme… Puis, c’est la révélation chez Jacques Maximin, ce Meilleur ouvrier de France doublement étoilé au Théâtre, à Nice, que Christian Millau (oui, l’acolyte de Henri Gault, du duo Gault&Millau) aimait surnommer le «Bonaparte des fourneaux». Son enthousiasme prononcé pour les légumes et sa créativité réfléchie ont touché le jeune Franck, qui décide alors de travailler dans la haute gastronomie.
Il voulait travailler chez Frédy Girardet et Roland Pierroz. Mais avant de prendre la main sur les fourneaux du Pas-de-l’Ours, c’est à la porte de l’Hôtel de Ville de Crissier, chez Frédy Girardet, que Franck Reynaud va frapper: «Je suis allé y manger et lui ai demandé si je pouvais travailler avec lui. «Pourquoi pas» m’a-t-il répondu, mais il me proposait un contrat de deux ans et c’était trop long pour moi.» Alors il s’en va chez Roland Pierroz, au Rosalp à Verbier: «Je lui ai dit: prenez-moi dix jours, et si mon travail vous plaît, gardez-moi. Sinon, je repars sans être payé. Mais il voulait que je commence dès le lendemain, ce qui était impossible pour moi. J’ai fini par décliner.» Alors Roland Pierroz envoie une furibonde missive à Armand Bestenheider, arguant que s’il se comportait comme cela, le jeune Franck n’arriverait jamais à rien. Plus tard, les deux hommes se sont rapprochés. C’est d’ailleurs le chef bagnard - décédé en avril 2015 - qui a fait entrer le Montpelliérain dans les Grandes Tables de Suisse.
Un palmarès à faire pâlir. En 1994, Armand Bestenheider propose à Franck, devenu son beau-fils, de prendre en main les cuisines du Pas-de-l’Ours. Il accepte, en duo avec Séverine: il a 24 ans, elle en a 22. Puis les choses s’enchaînent: étoile Michelin en 1997, entrée au GaultMillau avec un estimable 14/20 en 1998, 15/20 en 1999, 16/20 en 2006, 17/20 en 2007… avant le dix-huitième point qui arrive en 2018, en même temps que le titre de «Promu romand de l’année». Un honneur qui couronne la carrière du chef tombé amoureux du terroir valaisan - et du vacherin fribourgeois.
L’humain au centre. Le terroir valaisan, Franck Reynaud le connaît par cœur. Il s’est véritablement pris de passion pour sa terre de cœur et y a «découvert des producteurs fabuleux. Des gens qui se démènent pour cultiver des céleris, élever des cochons d’alpage, récolter des herbes sauvages, ou mille autres produits. Ces rencontres m’ont fait comprendre que je n’élabore pas une cuisine de produit, comme on l’entend partout aujourd’hui. Je pratique une cuisine humaine!». On écoute alors des anecdotes à propos de certains de ses producteurs: les maraîchers Romaine et Maurice Arbellay à Granges, l’éleveur d’agneaux Damien Jeannerat à Mollens, le producteur d’œufs Alexandre Mayor à Icogne, le pêcheur Pierre Schaer sur le lac de Morat, et toute une ribambelle de vignerons valaisans.
Une cuisine «cohérente». Franck Reynaud insistera plusieurs fois sur ce terme, «cuisine cohérente». «À quoi bon cuisiner du homard alors qu’on a tellement d’autres belles choses à côté de chez nous?», se questionne-t-il. Pas que l’homme n’apprécie pas le homard, non. Mais «les clients ne viennent pas à Crans-Montana pour manger comme à Concarneau, à Valence, ni même à Verbier. D’ailleurs, on ne s’attable pas chez nous pour manger, mais pour vivre une émotion, et cela passe aussi par les produits et leurs histoires. Une fois que tu connais le récit du boulanger et de son pain dans lequel tu croques, il n’a plus le même goût! Nous, cuisiniers, devons honorer ces ingrédients et les travailler avec amour. Lorsque ce n’est pas le cas, la différence se voit instantanément.»
Il accompagne la jeunesse. Côté transmission d’émois, le chef se souvient notamment de Léa Theler, une ancienne apprentie qui «savait cuisiner. Mais plus que la technique, elle avait l’émotion et l’envie de faire plaisir aux autres: à chaque fois qu’elle préparait ne serait-ce que le repas du personnel, c’était un waouh assuré! Tout le monde n’en est pas capable.» Un engouement devenu rare selon ce père de trois enfants de 12 à 21 ans. Franck n’en continue pas moins à transmettre ses connaissances et sa passion à celles et ceux qui viennent se former chez lui. Il souhaite d’ailleurs mettre en place un système pour attirer les jeunes au resto, sur le principe des «bons jeunes» de la Semaine du Goût. «Mais ce serait bien que les chefs des Grandes Tables de Suisse me suivent.»
Mexique et Île Maurice. Si Franck a le Valais attaché au cœur, cet amoureux de la montagne qui «part souvent en peau (de phoque, ndlr) à 6h du matin» n’hésite pas à découvrir le monde quand il a du temps. Il décolle volontiers pour l’Île Maurice afin de réaliser des repas d’exception sur cette île du sud de l’Océan indien, où il est sidéré par les saveurs différentes qu’il décèle à chacun de ses voyages. Même chose au Mexique, lors de sa dernière excursion avec son épouse, où «j’ai enfin mis le doigt sur de véritables piments, qui présentent tous un autre goût. Depuis, j’en glisse de temps en temps dans mes plats…» L’un de ses prochains grands périples, Franck l’abordera mi-avril 2024 skis aux pieds, lors de la Patrouille des Glaciers. «Je me souviens de l’édition 2014, lorsque, accompagné de Pierre Crepaud et de Sam Huet, deux amis cuisiniers, nous avions vécu une folle épopée!» Des copains, de l’aventure et du Valais: un bon condensé de Franck Reynaud, chef décontracté s’il en est. À l’aube de sa trentième saison au Pas-de-l’Ours, le chef philosophe et conclut: «Pourquoi me prendrais-je la tête? Je ne fais que cuisiner!»