De passage à Lausanne à l’occasion du marché annuel des producteurs qui s’est tenu au Beau-Rivage Palace, Anne-Sophie Pic (trois étoiles Michelin, 18,5/20 à Valence) a observé qu’en matière de covid, les Suisses sont moins craintifs que les Français. De notre côté, nous avons saisi l’occasion pour lui poser quelques questions sur le récent changement de chef de son restaurant lausannois et pour lui demander quels effets le Covid-19 a produits sur son empire gastronomique.

 

A Lausanne, le chef qui interprète votre cuisine vient de changer. Cela aura-t-il une incidence sur le contenu des assiettes?

Non, le changement de chef n’aura pas d’incidence, ou, disons, en aucun cas négative. Mais il peut révéler la capacité d’un chef à sonder le terroir qu’il découvre. Kevin Vaubourg a passé deux ans à Valence et depuis un an, il est sous-chef à Lausanne, ce qui permet d’éviter toute rupture.

 

En règle générale, vous ne communiquez que peu sur l'identité des chefs qui vous représentent. Pourquoi?

Je n’ai pas de problème à communiquer sur les changements de chefs. Mais c’est notre cuisine interne. Paolo Boscaro a simplement souhaité retourner à Paris avec son épouse. L’essentiel, dès lors, c’est que la continuité du travail soit assurée.

 

Trouver un/une chef/fe capable de porter la responsabilité de maintenir le niveau élevé d'exigence que vous demandez est-il aisé? 

La plupart des gens restent quatre ans dans une place chez nous. Or nous offrons des perspectives de développement au sein du groupe et nous veillons à toujours développer un vivier de chefs à Valence. C’est toute une organisation, mais c’est aussi un moteur pour nos collaborateurs qui savent ainsi qu’ils peuvent espérer une place de chef dans l’un de nos restaurants.

 

Plusieurs restaurants dans le monde portent votre signature. Combien y en a-t-il? Et avez-vous d'autres projets?

Il y en a quatre en plus de Valence: Lausanne, Londres, Paris et Singapour. Nous avons toujours des projets en attente, car nous avons l’intention de nous développer encore. Mais il faut que ce soit en adéquation avec notre vision. Et celle-ci évolue. Ainsi, à part Lausanne, les autres restaurants sont des «Dames de Pic», qui répondent aux attentes du public des grandes villes où l’offre en haute gastronomie est déjà saturée. Ce sont des lieux plus décontractés qui correspondent à l’air du temps, mais qui peuvent obtenir des récompenses aussi…

 

Vous êtes l'une des rares cheffes d'envergure internationale: y a-t-il des femmes à la tête de certaines de vos brigades? Vous paraît-il par ailleurs pertinent de distinguer cuisine masculine et féminine?

Bien sûr, il y a des femmes dans nos brigades. Certaines sont cheffes et dirigent des hommes. Il me semble important que des femmes occupent des postes à responsabilité, que ce soit en cuisine ou en salle. Nous avons beaucoup de sommelières et prochainement nous aurons une cheffe de cuisine dans un des restaurants. Je considère qu’il n’y a pas de différence entre homme et femme en cuisine, il n’y a que des complémentarités de perceptions entre individus sans que ce soit lié au genre. Lorsque j’ai commencé ma carrière, je n’ai pas revendiqué une cuisine féminine. Ce sont les compétences qui confèrent la légitimité à occuper un poste.

 

Le restaurant de Lausanne s'est imposé comme une référence dans la grande famille de la gastronomie suisse et internationale. Comment percevez-vous cette antenne lausannoise? Se profile-t-elle en concurrente de Valence?

Le restaurant de Lausanne n’est pas du tout concurrent de Valence. Je suis persuadée qu’il y a de la place pour plusieurs restaurants de haute gastronomie dans une même ville, car ils se profilent alors en pôle, en destination. De même, à faible distance, ces restaurants sont complémentaires: nous avons beaucoup de Suisses qui viennent à Valence ou à Londres, comme nous accueillons des Français à Lausanne. C’est une émulation positive. Par ailleurs, je chéris tout particulièrement le restaurant de Lausanne, car, il y a onze ans, ce fut le premier après Valence: j’y amène donc les idées développées à Valence, ce qui représente aussi un facteur de motivation pour nos chefs et nos équipes, qui évitent ainsi toute routine.

 

Le covid a-t-il changé quelque chose dans vos établissements et dans votre organisation?

Le covid nous donne l’occasion, ou nous oblige, à réinventer le restaurant. Notre métier est fait de passion, il est très prenant. Le temps de réflexion imposé par le confinement nous a permis de réévaluer certains critères, de nous montrer réactifs. Ainsi, nous avons développé à Valence un menu unique, considérant que le choix multiple ne correspond plus aux attentes d’aujourd’hui: je n’ai pas encore osé lancer cette formule à Lausanne avant d’observer les réactions. Mais à l’évidence, nos clients ne recherchent pas un univers figé, segmenté lorsqu’ils viennent au restaurant. Ils viennent pour vivre une expérience.

 

Et comment faites-vous pour répondre à ces nouvelles attentes?

Notre menu unique est ponctué de rituels, de séquences. Par exemple, nous proposons des accords mets-boissons, alcoolisées ou non, dont une partie est mélangée devant le client. Ou alors le service prépare un mélange d’herbes au mortier. De même, nous proposons des découpes à table. Mais pas à la manière traditionnelle, plutôt pour offrir au client une explication technique qui lui permettra de comprendre notre cuisine. Pour favoriser les échanges et dévoiler quelques secrets de notre cuisine.