Il a la prestance de Napoléon Ier et l’air à la fois sévère et bonhomme des chefs de cuisine qui ont marqué l’histoire de la gastronomie. Benoît Carcenat, alias Benoît II – le surnom qu’on lui donnait lorsqu’il travaillait à l’Hôtel de Ville de Crissier sous Benoît Violier – conjugue autorité naturelle, détermination inébranlable et talent fou. Surtout, il a su réaliser son rêve d’enfant: «Je ne voulais être ni médecin, ni pompier, ni gendarme, mais chocolatier, pâtissier ou cuisinier», se souvient ce natif du sud-ouest de la France.
A 700 kilomètres de la région de Périgueux, où il est né, le voilà chef au Valrose, un petit hôtel voisin de la gare de Rougemont, avec un café d’un côté et un restaurant de l’autre. Si la maison est petite par la taille, elle n’en affiche pas moins de grandes ambitions: exactement ce qu’il fallait à Benoît Carcenat pour se surpasser.
L’étoffe d’un pape. Son père adorait préparer des repas de chasse, sa grand-mère était un cordon-bleu et ses deux grands-pères laissent le souvenir de vrais maîtres-queux. Autant dire que «ça mijotait tout le temps autour de moi», sourit Benoît, leur fils et petit-fils à l’ADN de cuisinier: «Petit déjà, je savais que mon avenir était dans un métier de bouche.»
Bien vu! A l’évidence, dans son registre, Benoît Carcenat a l’étoffe d’un pape. A 44 ans, il a notamment passé chez Thierry Marx, Franck Ferigutti, Philippe Rochat et Benoît Violier. Il est Meilleur ouvrier de France (MOF). Et voilà que, à peine plus d’un an après son arrivée au Valrose, il est sacré «Cuisinier de l’année» dans l’édition 2023 du GaultMillau, qui lui attribue la note de 18/20. Une reconnaissance reçue en un temps record. De quoi faire briller Rougemont (910 habitants!) sur la carte gastronomique de la Suisse, de l’Europe et du monde.
Le grand vertige. Ce talent et ce savoir-faire, le chef du Valrose les a acquis à la dure: «Mon premier jour comme salarié, se souvient Benoît, c’était chez Joël Robuchon, à Paris, au restaurant Laurent.» Dans cette emblématique table établie depuis 1842 sur les Champs-Elysées, le jeune Benoît découvre alors un monde de luxe, de célébrités et de perfection en cuisine. «Pour moi, c’était le grand vertige. Je sortais de l’école, mais j’ai très vite compris tout ce qu’il me restait à apprendre.» Découragé, il appelle ses parents pour leur dire que ce sera trop dur et qu’il n’y arrivera jamais. Un moment d’abattement qui a heureusement vite passé: «Car, je l’avoue, j’étais très fier d’être arrivé à Paris dans cette incroyable maison.»
Un peu plus de vingt-cinq ans plus tard, le 23 juillet 2021, à midi, rebelote, avec un nouveau cocktail d’émotions: cette fois, c’est le premier service de Benoît Carcenat et de sa brigade à Rougemont. «Je ressentais un mélange d’anxiété, d’excitation et de fierté. Tout en me disant: là, c’est mon restaurant, où je peux vraiment m’exprimer.» Bien sûr, chaque geste avait été répété et millimétré. Mais c’était compter sans les imprévus de la restauration.
Voilà les premiers clients. Quatre convives chics – des habitués du Valrose d’avant – entrent dans l’élégante salle du restaurant tout neuf. Ils viennent de prendre place à l’une des tables soigneusement nappées, de commander l’apéritif et de jeter un coup d’œil au menu, lorsque soudain ils demandent l’addition, se lèvent et déclarent: «Nous ne sommes pas venus pour ça… Nous reviendrons un autre jour.» Dur, dur, comme entrée en matière.
«Oui, ça surprend. En plus, je savais qu’il y avait un critique gastronomique dans la salle», se souvient Benoît Carcenat. Double peine! «Heureusement, on était tous trop occupés pour faire grand cas de ce départ précipité», ajoute le chef. Au contraire, la brigade a foncé, sans douter: «A la fin de la journée, vers 3 heures du matin, on a débriefé cette ouverture. Une réussite. Mais on s’est dit qu’on allait faire encore mieux.» Mission accomplie. D’ailleurs, les quatre clients démissionnaires du premier jour sont revenus. Conquis, ils font désormais partie des habitués.
Car, côté client, l’aventure du Valrose est inoubliable. Ici, le goût, la technique et la mise en scène se répondent avec brio. Ainsi cette bonite, un beau thon présenté entier à la table et coupé en fines lamelles comme un jambon ibérique. Il y a de quoi émerveiller les convives les plus blasés. La signature Carcenat, c’est un mélange de surprises (ah, cette tomate carrée farcie de caviar!), d’associations inédites (courgette et tagète), d’exploration (huître pochée aux notes fumées et raisinets) et de magnifiques produits locaux (betterave farcie de fraises des bois) ou lointains (pigeon de Bresse aux pignons, cassis et basilic thaï). Le tout basé sur une épatante assise classique parfaitement maîtrisée.
Brigades de choc. Ce souci de perfection vaut jusqu’aux desserts. Ils sont signés Josselin Jacquet, un autre talent qui a rejoint les brigades du Valrose. Car Benoît Carcenat le sait: seul, on ne fait rien. «Je suis la lanterne qui éclaire le chemin, mais ce sont eux qui font le travail.» Il a donc constitué des équipes de haut vol. Venu de l’Hôtel de Ville de Crissier, Victor Moriez, le sous-chef, est un véritable homme de confiance. Tout comme Mathieu Quetglas, le directeur du restaurant, qui a obtenu le titre de «Sommelier de l’année» du GaultMillau 2022. Tiens, tiens, lui aussi a passé par Crissier. A Benoît II, Crissier II? Pas du tout, rétorque le chef: «Je pense souvent à la manière d’apprêter un produit à l’Hôtel de Ville, puis je mets ça de côté. Nous avons la même culture du beau produit de saison et l’envie de faire plaisir, mais ce n’est pas du tout la même cuisine.» Ici, la signature est celle de Benoît Carcenat. Et de Sabine.
Quand on demande au chef quel rôle joue son épouse, sa voix se charge immédiatement d’émotion: «Sabine est centrale dans ce projet. On se connaît depuis bientôt vingt ans. C’est elle qui me soutient dans le doute, qui partage mes joies et qui veille – plus que moi! – sur nos deux enfants, Gaspar (1 an et demi) et Agathe (4 ans). En plus, si je maîtrise un tant soit peu la cuisine, elle est diplômée de l’Ecole hôtelière de Lausanne et dispose d’une grande expérience dans l’hôtellerie. Sans elle, c’est certain, je ne serais pas où j’en suis maintenant.» N’est-ce pas Talleyrand, ministre de Napoléon Ier, qui aurait dit «Derrière chaque grand homme, il y a une femme»?