Texte: Knut Schwander Photos: Ti-Press/Pablo Gianinazzi, Alessio Pizzicannella
«Les poules, je ne suis pas fan», lance Marie Robert, le regard inquiet, dans la clairière magique qui sert d’écrin au jardin potager de Pietro Leemann. Pas de quoi déconcerter le chef tessinois formé chez Girardet et Angelo Conti Rossini, mais aussi en Chine et au Japon. Depuis 32 ans, il est établi à Milan. Il est même le pionnier de la cuisine végétarienne et végane dans la capitale lombarde. Son restaurant, le Joia, est le premier dans ce registre à avoir obtenu un étoile verte au Michelin. Car Pietro, pull ample et bonnet tricoté sur la tête, est un homme de nature. Et c’est dans son coin de pays à Someo que nous avons emmené La Cuisinière de l’année du GaultMillau 2019. Mais ce matin-là, au moment où les premiers rayons de soleil commençaient à caresser la cîme des châtaigniers, le succès de la rencontre ne paraissait pas assuré…
Promenade dans la Vallemaggia. «Vous n’allez pas me dire qu’il vient ici chercher ses légumes, alors que son restaurant se trouve à Milan!» grommelle Marie Robert, pas franchement ravie de grimper dans la forêt qui tapisse les dévers de la Vallemaggia, dans l’arrière-pays de Locarno. Entre palmiers et fougères, à l’ombre des grands feuillus, le chemin suit les murs de pierres sèches d’anciens jardins. Soudain, les deux chefs débouchent dans l’éclat voilé d’une clairière. Là, s'épanouit un potager de conte de fée. Un jardin bohème, un peu sauvage, où grimpent les haricots et où rampent les courgettes géantes. Ici un cognassier ploie sous les fruits au jaune éclatant, là, les ruches bourdonnent. Et derrière le rustico (une maisonnette de pierre), grattent les poules et chante un coq: «Toi tu n’aimes pas les poules, mais tu les mange… moi je les aime, mais je ne mange même pas leur oeufs» s’amuse Pietro Leemann, ravi de dévoiler son jardin familial: «Ici nous cultivons les légumes que nous mangeons lorsque je suis là, car je partage mon temps entre Milan et la Vallemaggia», dit-il, en jouant avec Aki, son joyeux chien berger.
Au Joia aussi, il joue avec la nature: «J’aime initier mes convives à la cuisine naturelle. Celle qui met en valeur les vrais saveurs des aliments». En cela, les deux chefs se retrouvent. Pourtant, au premier abord, tout les différencie: «Je ne suis pas très portée sur la vie dans la nature. Par contre, j’intègre toujours le terroir à ma cuisine», lance Marie en veste noire. Pietro Leemann, lui, porte une veste blanche et adore son jardin de montagne. La cheffe enchante son public dans la bourg de Bex, grâce à sa cuisine tout en modernité urbaine; lui, cultive le naturel à Milan (1,3 millions d’habitants). Sans oublier que l’une affirme: «Je suis plus carnivore que végétarienne», alors que l’autre se déclare à 95% végan. «On va voir si ça matche», se réjouit Marie, espiègle.
Cela dit, une fois derrière les fourneaux, les différences s’estompent. Le Grotto America, ainsi nommé en hommage à tous les tessinois obligés à s’expatrier au XIXème siècle, borde un spectaculaire canyon aux eaux vert émeraude, à Ponte Brolla, où passe l’idyllique piste cyclable de la Vallemaggia: c’est dans la petite cuisine de cette ancestrale maisonnette aux murs rose fané qu’ils se sont prêtés au jeu.
Leur mission: réaliser un plat végétarien, uniquement avec des produits locaux. Ceux du jardin de Pietro: miel de châtaignier, courges, fleurs de courgettes, herbettes… Mais aussi de somptueux bolets des forêts voisines. Et bien sûr, le célèbre et savoureux poivre qui est lui aussi affiné sur place, dans la verte Vallemaggia (retrouver la recette de Marie).
Mais qu'ont-ils préparé? Sur cette base, les deux chefs ont inventé des plats superbes. Marie s'est laissée tenter par les dodus bolets. Elle a commencé par réaliser la farce gourmande de ses ravioles bicolores, agrémentées de miel de châtaignier et de courge: la pâte, elle l’a faite à la farina bona, une farine de maïs de la Valle Onsernone, et à la betterave rouge. Pour rendre inoubliable ce plat, elle l’a nappé d’une aérienne émulsion aux bolets, un exemple de volupté savoureuse. «Un joli plat d’automne, juste rehaussé de citron: waouw!», commente Pietro. Lui, a choisi la courge butternut dont il a fait un velours d’une onctuosité caressante. L’huile d’olive y apporte ses notes rondes et délicatement amères. Puis, les fleurs de courgettes - cueillies au jardin - s’y baignent autour d’une quenelle tendre de fromage de vache frais, rehaussé de poivre de la Vallemaggia. Pour achever ce tableau gourmand, de facétieuses feuilles d’oseille sauvage apportent leur fines notes acidulées (retrouver la recette de Pietro). L’équilibre est parfait. Et Marie, malicieuse, de lancer avec un clin d'œil: «Je crois que je vais devenir végétarienne!»
Marie Robert x Ascona Locarno