Une «évidence» pour Madame Pic. «La cheffe a été l'une des premières personnes au courant de la grossesse d'Amandine, et elle lui a donné la possibilité d'aménager ses horaires afin d'avoir assez de temps à la naissance de notre fille, il y a deux ans et demi.» La cheffe, c'est Anne-Sophie Pic, celle qui émerveille les épicuriens lausannois depuis quinze ans au Beau-Rivage Palace, à Lausanne. Amandine, c'est Amandine Theurillat, l'épouse de Jordan Theurillat. Et Jordan, nous direz-vous? Tout simplement, celui qui a la confiance de la cheffe la plus étoilée au monde et qui dirige, à 34 ans, le quotidien de la table aux 18 points au bord du Léman. «Le choix de Jordan m’est apparu comme une évidence, compte tenu de son expérience à mes côtés plus de 11 ans, sa connaissance de mon restaurant de Lausanne et de l’intérêt qu’il porte au terroir suisse, condition sine qua none pour participer à ce merveilleux projet territorial», glisse Anne-Sophie Pic.
Gros objectif. Grand bonhomme qui tutoie le double-mètre, cet Alsacien d'origine se livre sans fard dans le lobby du Swiss Deluxe Hotel d'Ouchy. Serein, il semble porté par l'énergie qui a accompagné la réouverture du restaurant le 5 septembre dernier, dans un cadre entièrement repensé et modernisé. L'objectif affiché de ce nouveau départ? «Nous mettons tout en place pour nous améliorer encore et encore, puis, pour décrocher ces 19 points au GaultMillau», affirme le jeune chef, qui est, ne le cachons pas, attendu au tournant.
«Je savais où j'allais» «J'ai grandi dans la cuisine du restaurant de mes parents, où j'ai réalisé mes premières tartes flambées», sourit Jordan, au parcours scolaire relativement banal, car l'enfant savait qu'il deviendrait cuisinier. Dès les premières semaines de son cursus culinaire, à 15 ans, il a la chance de découvrir l'univers des maisons étoilées, des brigades concentrées, du travail précis et de la clientèle rigoureuse.
D'Ill à Pic. Trois ans de formation en école hôtelière, puis deux chez Marc Haeberlin (2 étoiles Michelin et 5 toques GaultMillau à l'Auberge de l'Ill à Illhäusern en Alsace), un avec Michaela Peters (à l'époque 1 étoile Michelin, au Rendez-Vous de Chasse à Colmar en Alsace), avant de valider un complément en pâtisserie... chez Marc Haeberlin, chez qui il aura «fait tous les postes». «En 2014, à 24 ans, j'ai eu envie de changement, continue-t-il. On entendait de plus en plus parler d'Anne-Sophie Pic, la voie était toute tracée.» Alors le jeune homme s'engage au Beau-Rivage Palace à Lausanne.
Travail main dans la main. Jordan Theurillat apprécie mettre son talent au service de la cheffe Pic, en harmonique duo. Le délicat omble chevalier cuit à la flamme et son fenouil confit à la moutarde, sur la carte de cette fin d'année, est parti d'une de ses idées: «J'ai vu ces mini-légumes au Marché Cuendet, lui en ai parlé, et le fil du plat a commencé à se délier. La cheffe voulait l'esprit d'une moustarda (ndlr: un plat italien à base de légumes confits dans un sirop de moutarde). De fil en aiguille, nous avons opté pour l'omble à la flamme.» Au final, un plat d'exception, mariant une chair presque crémeuse à une sublime sauce à la livèche, à l'aneth et au café. Le croustillant sur le poisson? Une idée de la cheffe: mixer grossièrement la peau croustillante et l'accompagner d'algues frites. Un délice.
La parenthèse parisienne. Jordan Theurillat grimpe rapidement les échelons, avant qu'Anne-Sophie Pic lui propose le poste de chef à la Dame de Pic à Paris. Ce qu'il accepte, sans savoir que c'est dans ce petit restaurant situé 20, Rue du Louvre, qu'il rencontrera la sommelière Amandine. «Ce restaurant parisien, moi je l'adore, sourit l'homme. J'ai agi là-bas comme si c'était mon restaurant.» La confiance entre Anne-Sophie Pic et Jordan Theurillat se renforce encore, tant et si bien qu'elle lui demande de former les équipes à Megève pour l'ouverture dans la station française de la Dame de Pic (désormais fermée), puis de prendre en charge la réouverture à Lausanne.
Sport automobile et nature. Anne-Sophie Pic confie avoir «une grande confiance en sa maitrise technique, sa compréhension de ma vision culinaire et son nécessaire équilibre permanent. Ce qui me touche avec Jordan, c’est sa sensibilité à la nature et aux produits qu’offre la Suisse. Et donc à pousser continuellement sa recherche sur le terroir.» Et voilà ce fan de sport automobile («particulièrement de Sébastien Loeb») sur les routes de Suisse romande, à échanger avec les producteurs historiques de Madame Pic, à en découvrir de nouveaux, à goûter une myriade d'ingrédients inédits ou sauvages. Pour cela, rien de mieux qu'une balade dans les bois du Jorat.
Le Chalet des Enfants comme cocon. «J'affectionne particulièrement le Chalet des Enfants, confesse Jordan Theurillat. Cette auberge allie l'utile à l'agréable: manger un morceau puis crapahuter dans la forêt ou les prairies, avec ma fille qui gambade à côté et un panier sous le bras.» L'ail des ours y prolifère, à l'instar des bourgeons de sapin. Et le chef de se réjouir du printemps prochain pour emmener la brigade cueillir ces précieux bijoux.
DJ Snake et petites plantes. Le calme de la nature, une ressource aussi au Beau-Rivage Palace: «Je vais facilement dans la serre, où j'ai planté deux ou trois petites choses qu'on utilise en cuisine.» Et lorsqu'on lui demande de détailler, Jordan s'illumine: «Ce printemps, j'avais planté trois pieds de curcuma en me disant qu'on verra. J'ai pu en récupérer 200 grammes! Je ne suis pas jardinier, mais passer du temps dans la nature me fait du bien.» À l'écouter, on est presque surpris de l'entendre parler de son amour de la musique électro. Si vous ne vous déplacez pas à Tomorrowland Winter (à l'Alpe d'Huez en France) où le trentenaire se rend chaque hiver, vous le retrouverez certainement dans les travées du Stade de France début mai prochain, pour le concert de DJ Snake, dont il a été «à tous les concerts».
Plaire à tous les palais. De retour au sous-sol du Beau-Rivage Palace, où se situent les cuisines de l'hôtel, plus de musique. «Nous devons être tellement concentrés que je préfère ne pas avoir un élément perturbateur, confie le chef. La seule entorse que l'on se permet, c'est le samedi soir, lors des nettoyages.» Une manière d'être encore meilleurs et de perfectionner chaque assiette. En définitive, est-il plus facile pour Jordan Theurillat de plaire à Anne-Sophie Pic, ou à sa fille de deux ans et demi? «Ma fille a été habituée à de bonnes choses, mais si elle n'apprécie pas, elle le fait savoir, et sans discussion», sourit-il.
Le Restaurant Pic au Beau-Rivage Palace à Lausanne
Photos: Mike Wolf, Olivia Pulver, Groupe Pic