Texte: Knut Schwander Photos: DR
Alors que les premières morilles, l’ail des ours et la dent de lion font du tout nouveau menu de Châteauvieux une vraie ode au printemps, Philippe Chevrier (61 ans) revient sur ses 35 ans à Satigny: une pluie de distinctions, d’étoiles et de points, une passion intacte et, à l’encontre des tendances, la satisfaction de rester seul maître à bord, tout en caressant de nouveaux projets.
Il y a vingt ans, vous étiez nommé «Cuisinier de l’année», il y a trente ans, vous receviez votre première étoile Michelin. Et depuis?
Ce qui importe c’est la régularité. Je n’ai jamais travaillé pour une reconnaissance dans les guides. Mais ils valorisent notre travail, avec ensuite un écho déterminant dans la presse. Il n’en demeure pas moins important de toujours se concentrer sur la satisfaction de nos clients. C’est pour eux que nous avons toujours continué à évoluer, à nous améliorer.
A votre niveau (19/20; 2 étoiles) comment fait-on pour s’améliorer et rester à la page?
Cela implique une remise en question permanente, une équipe solide sur laquelle on peut compter et aussi des investissements qui se sont chiffrés en millions, sur les années, si nous voulons garder cette maison au niveau de prestation que nous nous sommes fixés.
Qu’est-ce qui coûte tellement cher?
Les charges salariales représentent 40 à 45 % de nos coûts fixes. Mais ce n’est pas tout: seul l’entretien du jardin et des fleurs reviennent à plus de 6000 francs par mois! Renouveler les nappes coûte 40’000 francs. Les nouvelles vaisselles que nous choisissons chaque année reviennent à des dizaines de milliers de francs. Et maintenant, à peine sommes-nous sortis du Covid, que les répercussions de la guerre en Ukraine font exploser le prix des marchandises et du transport: dans certains cas, on atteint 30 à 40 % de majoration.
Avec l’annonce de la fermeture de l’Ermitage des Ravet, vous deviendrez le seul 19/20 patron et propriétaire de son établissement. Que cela vous inspire-t-il?
Je me sens évidemment un peu seul (rire), mais je reste extrêmement satisfait d’être indépendant, libre de prendre mes décisions. Pour moi, devenir propriétaire de cette maison a été fantastique. Il y a des cadres qui inspirent et celui-ci en fait partie. Pas nécessairement comme ici: un simple bistrot peut provoquer le même effet. J’aime créer des atmosphères et les faire revivre à ma façon, c’est toujours ce qui m’a poussé à racheter des lieux.
Et vous en avez acheté plus d’un: y en a-t-il d’autres en vue?
J’avais commencé par le Café de Peney, puis le Vallon et le Relais de Chambésy, que j’ai revendus depuis. Mais il reste chez Philippe, Denise’s art of burger, le Patio Rive-Gauche, le Café des Négociants et Monsieur Bouillon. Et puis, oui, il y a effectivement un projet, mais plus modeste, au centre de Genève. Il est encore trop tôt pour en parler. La seule chose que je peux dire, c’est qu’il me rappellera le café où, enfant, on m’emmenait boire un milkshake après être allé chez le dentiste.
Ce qui vous motive c’est donc le lieu et le fait d’être seul maître à bord?
On n’est jamais seul! Il faut au contraire savoir s’entourer. De nos jours, un chef ne peut plus se permettre de jouer les divas en solitaire! Les autres restaurant me permettent surtout de valoriser les compétences des collaborateurs à qui je les confie. Mais à Châteauvieux aussi, je sais que je peux compter sur Damien Coche, Claryce Turin-Monier, Nicolas Turin et sur une solide brigade en cuisine. Et pour l’accueil qui - on tend à l’oublier ! - représente plus de 50 % de la réussite d’un repas au restaurant, Esteban Valle veille sur la salle de main de maître. Puis il y a la cave qui demande des compétences spécifiques…
La cave du Domaine de Châteauvieux contient des trésors. C’est votre collection?
Bien sûr, qu’il y a des trésors, telle qu’une Tarragone Jaune période 1975-1978 parmi ma collection de Chartreuses ou encore un fabuleux Clos du Mesnil 2006 de la maison Krug dont je suis nouvel ambassadeur. Mais, même si j’aime les vins, je ne suis pas suffisamment connaisseur. Je dois donc pouvoir compter sur des professionnels aguerris qui connaissent non seulement les vins, mais aussi les goûts de la nouvelle génération. Au cours des trois dernières années, Maxime Cullet a fait notablement évoluer notre cave.
Et côté clients, certaines rencontres vous ont-elles marquées?
Il y en a tellement! En bientôt 36 ans, j’ai parfois connu six générations d’une même famille, puis il y a des célébrités, des chefs d’Etat étrangers, le Conseil Fédéral qui est venu deux fois in corpore. Et là je me dis que moi, le petit cuisinier, je suis là pour les recevoir. C’est aussi ça qui fait la magie de notre métier. Et puis, c’est à table que se scellent plein de choses: amitiés, demandes en mariage, business… Dernièrement une habituée, gravement malade, m’a dit que c’était sans doute le dernière fois qu’elle était là. C’est touchant.
Et en dehors du restaurant, qu’est-ce qui vous anime?
J’ai une femme merveilleuse, un fils de sept ans, qui sont mes deux moteurs, je cours des marathons, d’ailleurs je serai présent à New-York cette année. C’est fabuleux d’avoir ainsi une vie de passions, doublement, à la fois en privé et au travail. En tous les cas, je peux vous le dire, j’ai bien l’intention de figurer dans votre guide au moins pour les trente prochaines années!