Texte: Knut Schwander Photos: Marcus Gyger

Le 14 août prochain, vous quitterez les Trois Tours après vingt-trois ans. Vous allez fêter ça?

Les grandes fêtes ne me ressemblent pas. Le restaurant est déjà complet, mais je ne veux pas organiser un banquet dans la grande salle à l’étage. Je veux rester moi-même.

 

C’est-à-dire?

Je me suis notamment formé chez Gérard Rabaey, dont la rigueur et la discipline m’ont marqué: lui et son épouse travaillaient du matin au soir, sans jamais s’octroyer de congé. Et puis, je dois admettre que je suis parfois un peu chiard. Les grandes entreprises ne me ressemblent pas…

 

Cette retenue ne vous a pas empêché de devenir l’un des meilleurs cuisiniers de Suisse…

J’ai été aidé. Par mon maître d’apprentissage, Fernand Buchwalder, à Marly, l’un des meilleurs formateurs du canton de Fribourg, d’abord. Puis par les Rabaey à Brent, par Martin Dalsass au Tessin, par Thomas Byrne à l’Intercontinental à Genève, qui m’ont poussé à forger mon caractère de cuisinier. Par Otto Koch à Munich, aussi, où j’ai observé qu’un chef trop généreux ne gagne pas un centime! Par mon ex-beau-père, enfin, qui m’a convaincu d’investir pour reprendre les Trois Tours.

 

Vous souvenez-vous quand vous avez décidé de devenir cuisinier?

Mon père était cuisinier et j’ai toujours été fasciné par son vécu dans les hôtels de Saint-Moritz et d’Arosa, les cuisinières au charbon et tout cet univers. Mais lui ne voulait pas que je suive son exemple. Cela dit, à 15 ans, quand l’orienteur professionnel m’a conseillé un métier pratique, j’ai réussi à le convaincre: avec un père chef au Central, à Guin, je n’allais pas devenir carreleur!

 

Et vous rêviez déjà de votre propre restaurant?

D’abord, je ne savais pas si je voulais devenir chef dans un hôtel ou me lancer à mon compte dans le registre gastronomique. J’avais passé au Duc Berthold, à Fribourg, mais finalement j’ai repris le Montivert, à Marly. Cela dit, être chef depuis trente ans ne m’empêche pas de me remettre en question chaque jour, midi et soir!

 

Et pourtant, vous avez obtenu des distinctions rares…

Oui, quand j’ai reçu mes 18 points au GaultMillau, ou l’étoile Michelin, j’ai pleuré comme un gamin. C’est gratifiant, mais cela met aussi une pression supplémentaire, car cela implique des attentes de la part des clients.

 

Mais vous n’avez jamais déçu vos clients...

J’ai toujours dit: «Si le client se souvient ne serait-ce que d’un seul plat, c’est gagné.» En même temps, il faut continuellement se mettre à jour. Par exemple, on me redemande toujours ma soupe de poissons lutée. Mais je ne peux pas la garder à la carte sous peine de voir ma cuisine perçue comme datée. Je suis toujours resté fidèle à la cuisine des années 80, mais je l’ai continuellement renouvelée. En fait, il faudrait avoir à la fois l’expérience et la jeunesse. D’où l’importance de bien s’entourer.

 

Une réflexion valable aussi bien en cuisine qu’en salle?

En salle, justement, j’ai la chance d’avoir Clément Buffetrille, qui assure le contact avec les clients. Je me souviens du jour où il est venu se présenter. Il a commencé au bistrot, puis il est devenu chef de salle. Et tout particulièrement dans des moments tendus, comme quand ma première femme est partie, il a assuré!

 

Pourtant, les clients ne connaissent pas forcément la vie du chef.

Non, mais la cuisine est aussi une affaire d’émotions. Et la communication avec le client également. Quand le chef ne va pas bien, il ne cuisine pas moins bien, mais on peut percevoir la différence. Alors la salle peut compenser.

 

Côté émotions, vous passez pour un homme plutôt retenu.

C’est vrai, je n’expose que rarement mes émotions autrement qu’en cuisine, ou en lien avec elle. Ce qui m’a valu d’être vache avec certains collaborateurs. Je suis trop perfectionniste, alors j’ai piqué des rages, et dit parfois des mots de trop.

 

A part ces instants de rage, quels sont les moments qui vous ont marqué dans votre carrière?

Il y a plein de beaux moments, à chaque fois qu’un client vous dit merci! Mais il y a aussi des rencontres particulières, comme lorsque Otto Koch m’avait emmené à Bonn cuisiner pour Helmut Kohl et Richard von Weizsäcker. Madame Kohl est même venue me saluer!

 

A Bourguillon, c’est le Conseil fédéral qui est venu à votre rencontre.

Oui, deux fois, même. Je me souviens des Mercedes avec les drapeaux! Du sapin de Noël immense qu’ils ont installé la première fois, avec M. Deiss. Puis de la course d’école avec M. Berset. Mais ce qui m’a toujours touché, ce sont les clients réguliers qui nous ont suivis. Ou ceux qui nous disent: «C’est grâce à votre plat qu’elle a dit oui» après une demande en mariage.

 

Y a-t-il d’autres anecdotes qui vous reviennent en mémoire?

Il y en aurait plein. Mais puisqu’on parle de mariage, il y a eu cette noce prévue pour 80 convives: ils sont venus en retard et à 110! Ou encore lorsque l’auteur Frédéric Dard est venu manger avec sa femme et huit personnes, et qu’ils ont renvoyé le plat principal en cuisine parce que Mme Dard n’aimait pas la viande saignante. Ç'a été la panique. Mais ensuite ils sont revenus souvent.

 

Quelle est votre recette du succès?

L’important, c’est de toujours penser à ses clients et de toujours de garder des prix raisonnables. A part ça, notre métier est assez simple: il suffit de traiter les clients comme des amis ou des membres de la famille à la maison. Oui, c’est ça la règle: toujours se mettre à la place du client. Et gérer ses marchandises: je ne jette rien!

 

Est-ce le covid qui vous a incité à remettre votre maison?

Le confinement m’a permis de me détacher et ça a peut-être accéléré les choses. Mais il faut savoir dire stop au bon moment. J’ai vu trop de chefs décliner, s’user et s’aigrir. Alors, il y a deux ans, quand j’ai vu que les taux hypothécaires étaient bas, je me suis dit : c’est le moment, ça pourrait donner à un jeune la chance de reprendre cette maison. Et je suis ravi de la solution que nous avons trouvée avec Romain Paillereau et Pascal Blanquet.

 

De quoi sera fait votre avenir?

D’abord je veux rouvrir pour bien finir. On ouvrira peut-être la terrasse dans deux ou trois semaines, mais en attendant, le take away ne convient pas à mon style de cuisine. Et s’il n’y a pas Clément pour présenter les plats, ce n’est pas la même chose. Puis, je tiens à replacer mes collaborateurs. Et enfin, je prendrai du temps pour moi.