Athlète du fromage. Racler? Rien de plus facile d'après Eddy Baillifard, fromager de formation établi à Bruson (VS). À l'écouter, cela se résume à «avoir le coude flatteur, et le poignet de Federer», rigole-t-il en faisant délicatement couler une généreuse portion de fromage à raclette fondu dans une assiette. Ses élèves du jour s'en tirent avec les honneurs, mais on se dit tout de même qu'on ne l'appelle pas le roi ou le pape de la raclette pour rien. Souplesse, doigté, endurance: Eddy Baillifard a tout d'un athlète. Un athlète du fromage, salué par ses semblables, si l'on se fie à une photo scotchée au mur et dédicacée par un certain Marco Odermatt, qui le remercie un gueuleton qu'on imagine copieux.
Leçon de racleur. Dans son restaurant Raclett'House, l'ancien fromager et désormais ambassadeur de Raclette du Valais AOP propose chaque mois des cours de racleur. Tous les curieux et les gourmands peuvent s'y inscrire et suivre une formation d'une demi-journée qui combine cours théorique et exercices pratiques (grande photo ci-dessus). Un peu comme au permis de conduire, le fendant du Valais en plus.
Parole d'expert: «Raclant sans cesse le fromage pour ses convives, le racleur doit toujours avoir un verre de vin blanc (plein) à proximité, afin de refroidir la température de son corps»
Les élèves d'un jour écoutent Eddy Baillifard tout en salivant à ses explications qui donnent fort envie de se ruer sur la première meule venue.
Dès l'Egypte antique. Ce vendredi de février, beau et froid, constitue une excuse parfaite pour une raclette. Une douzaine d'élèves ont répondu présent. Certains viennent en voisins, tels Alain et Rachel, qui vivent à Haute-Nendaz (VS). «Nous, on sait déjà racler, nous sommes Valaisans, plaisantent-ils. Nous sommes venus pour écouter Eddy, qui raconte tellement bien les histoires, c'est génial!» Il est vrai que l'orateur du jour manie le storytelling aussi bien que le couteau à racler, retraçant l'histoire de la raclette, des premiers fromages fabriqués en Egypte antique, jusqu'aux robots articulés, à qui il a enseigné l'art du raclage. Surtout, le bougre sait donner envie. Quelques minutes après l'introduction, on lorgne déjà avec envie les meules aguicheuses qu'il a posées sur son bureau.
Du Plat Pays aux Alpes suisses. Avant leur raclette, ce sont les kilomètres que d'autres impétrants ont avalé. Delphine, Narcisse et Camille viennent de la région de Liège, en Belgique. La petite famille a déjà plusieurs visites au compteur chez Eddy. Tous trois issus des métiers de bouche, ils sont fins connaisseurs de la raclette. Leur fromager belge se fournit d'ailleurs chez Eddy Baillifard! «Je suis contente de le voir en personne», sourit Delphine. Quant à Camille, elle est propriétaire de nombreux food trucks au Plat Pays. L'idée d'un camion sachant (bien) racler lui traverse peut-être l'esprit lorsqu'elle s'exerce à faire glisser son couteau le long de la meule.
Venue de Liège en Belgique, Camille affine son geste sous l'œil d'Eddy.
S'agissant de la croûte (la «religieuse»), Eddy Baillifard préconise de la poser sur le côté de l'assiette, car «10% des gens ne la mangent pas» d'après lui.
Messages de bienvenue. Eddy ne badine pas avec sa formation. Avant de passer à la pratique, il faut prendre l'apéritif, à grands renforts de fendant, de viande séchée et de lard du Valais, autant de «messages de bienvenue», dit le poète fromager. Le maître appelle ensuite ses ouailles une par une. «La poignée, toujours en face de toi», «mets bien ton couteau à l'équerre», «plus près le fromage»: il distille ses conseils avec patience et pédagogie. «C'est comme en amour: il faut être sûr de soi», blague-t-il en faisant dévaler une avalanche de fromage crémeux.
Comme pour les crêpes, la première racle de fromage n'est pas la meilleure. «On s'en fiche, c'est pour la belle-mère, ou pour les journalistes», dit Eddy en nous offrant une assiette (délicieuse).
Un point central de la formation réside dans la gestion de la chaleur à laquelle exposer la meule. Souvent, les débutants chauffent trop le fromage, qui s'étiole.
L'art du geste. Ressort-on de cette formation en sachant aussi bien racler qu'Eddy? On peut en douter, tant son geste se fait art. Mais on revient chez soi avec l'envie d'en manger encore, ce qui en dit long. Et finalement, ce qui compte lors de cette journée, ce qui donne le sourire et imprime les meilleurs souvenirs à ses élèves, c'est moins la gestuelle que cette rencontre, ce moment d'échange, de partage et de convivialité autour d'une raclette suave et crémeuse. Et si c'était ça, le secret d'un grand racleur?
Le restaurant Raclett'House à Bruson
Photos: Sedrik Nemeth