Texte: Knut Schwander Photos: Sedrik Nemeth
Vendredi 21 avril 2023, 22h06, Didier de Courten entre dans la salle du Terminus, à Sierre, sous un tonnerre d’applaudissements. Les 62 convives qui ont eu le privilège d’assister au dernier service du chef dans le restaurant qui porte son nom tiennent à lui rendre un hommage bien mérité. Ils viennent de déguster un menu tout simplement exceptionnel où foie gras, langoustines, loup à la bergamote, asperges et bœuf flambé au gin valaisan ont précédé une fraise glacée parfumée au fruit de la passion. Un repas de très haut vol, digne du succès et du prestige bâtis en dix-huit ans d’un travail sans relâche. Car, tout le monde le sait, Didier de Courten est un battant. (Grande photo ci-dessus: Didier de Courten et toute son équipe)
Pendant ses congés, il expédie la vertigineuse course Sierre-Zinal (31 kilomètres, dont 2200 mètres en montée et 1100 en descente) en moins de trois heures! Et il a remporté la première place déjà dix fois. De même, il dessine chacun de ses plats avant de les réaliser. Puis il sélectionne méticuleusement ses produits pour n’offrir que le meilleur à ses hôtes. Et son temps, il ne le compte pas. Ce sont cette rigueur, cette opiniâtreté et cette endurance, ajoutées à une bonne dose de grand talent, qui lui ont permis de propulser son restaurant au sommet de la grande gastronomie, en Suisse et bien au-delà: la preuve, le GaultMillau lui a décerné le titre de «Cuisinier de l’année» assorti de 19 points, le Michelin lui a attribué deux étoiles… et tous les connaisseurs se demandent encore pourquoi pas trois.
Standing ovation. «Didier de Courten a donné un souffle extraordinaire à notre région», confirmera Pierre Berthod, président de la ville de Sierre, le lendemain du dernier service, à l’occasion d’une poignante fête organisée dans l’ultramoderne Ecole de commerce de Sierre. Devant plus de 200 invités très émus, l’iconique chef valaisan s’est vu gratifier d’une bouleversante standing ovation: dans le parterre de notables, on a notamment reconnu le politicien Christophe Darbellay, l’ancien chef du Service de la chasse et de la pêche Narcisse Seppey et le footballeur René Quentin, ainsi que les grands cuisiniers formateurs et amis que sont Jean-Maurice Joris et Gérard Rabaey.
Le rockeur Paul Mac Bonvin, lui, a composé tout exprès un air de country endiablé: «Houuuu, Didier, y a rien qui t’arrête...» Une chanson dont les paroles pleines de bienveillance et d’humour rendent hommage à l’incroyable ténacité de Didier de Courten. Pas étonnant qu’on ait vu le chef serrer les dents pour contenir son émoi. Et que son épouse, Carmelina, n’ait pas pu retenir ses larmes. Car c’est une page qui se tourne: «C’est un deuil, mais notre force, c’est qu’on a toujours été complémentaires», affirme l’illustre cuisinier.
A 54 ans, le chef prodige a en effet décidé de tourner la page. Et il l’a dit à ses invités: «Je me souviens encore du 2 juillet 1984, quand j’ai poussé la porte du Terminus pour la première fois», sourit celui qui y a fait son apprentissage, avant de partir se former chez les plus grands, Bernard Ravet et Gérard Rabaey. Près de quarante ans après, samedi dernier, il s’apprêtait à fermer cette même porte une dernière fois.
«Ça fait bizarre», commente l’un ou l’autre des 30 collaborateurs qui sont restés jusqu’au dernier jour. Et Didier de Courten d’ajouter: «J’ai un peu l’impression de revivre notre premier service, ici, il y a dix-huit ans, lorsque mon épouse et moi avons repris le Terminus. On stressait à l’idée de faire une erreur», ajoute le chef. «Mais c’est un service comme un autre», prévient-il, trente petites minutes avant l’arrivée des premiers clients. Et lorsque quatre assiettes se brisent avec fracas, Carmelina de Courten foudroie l’équipe de service du regard et réprimande les responsables avec la même sévérité que n’importe quel autre jour. En aparté, elle nous confiera: «C’est le dernier service, ce n’est pas si grave. Mais quand même, on peut faire un peu attention.» Rigueur et discipline jusqu’au dernier jour.
Cap sur la montagne. Alors, Terminus, tout le monde descend? Didier de Courten, lui, va plutôt monter. En effet, s’il quitte Sierre, c’est pour mettre son talent au service des 12 restaurants d’altitude gérés par les Remontées mécaniques de Grimentz-Zinal SA. Une société qui a déjà investi 12 millions dans le développement des hôtels qu’elle gère et qui projette d’investir un montant équivalent dans ses restaurants au cours des trois prochaines années: «Car aujourd’hui, la restauration est devenue un critère lors du choix d’une station ou d’un domaine skiable, assure Pascal Bourquin, directeur de la société. Il nous paraît essentiel de diversifier les types de restaurants, mais aussi d’assurer une qualité correspondant à chaque concept.» Clé de voûte de ce projet, l’extraordinaire Espace Weisshorn en construction à 2700 mètres d’altitude.
Dans un paysage de neige et de pierre, ce n’est pas seulement un téléphérique, mais deux, qui arrivent directement dans la bâtisse futuriste et écoresponsable qui accueillera le resto dont les baies vitrées s’ouvrent sur cinq sommets à 4000 mètres. Derrière 372 mètres carrés de panneaux solaires – la plus grande façade solaire de Suisse! –, Didier de Courten a conçu un concept de restaurant prometteur: grande vitrine à vins dès l’entrée, bar donnant sur une cuisine ouverte de 140 mètres carrés, lounge pour l’apéro et 170 places assises. Il y aura même un espace surélevé pouvant servir de scène pour des événements particuliers! Lors de son allocution, Christophe Darbellay a résumé la situation ainsi: «Le 8 décembre, jour de l’Immaculée Conception, je suis certain que nous inaugurerons le meilleur restaurant de montagne du monde.»
Mais Didier ne sera pas en cuisine, assure-t-il. En fait, il avait créé une société de consulting avant le covid et plusieurs restaurants de la région portent désormais son empreinte. Même s’il ne commencera à travailler pour les remontées mécaniques que le 1er juin, il assure depuis deux ans le succès de plusieurs mandats pour son futur employeur. Ce dernier lui avait notamment demandé de trouver la perle rare capable de coacher les équipes et de développer une restauration dans l’air du temps tout en s’entourant de collaborateurs compétents. «En lui expliquant nos attentes, on s’est assez vite aperçus que le meilleur candidat pour ce poste, c’était… Didier de Courten lui-même!» se souvient Pascal Bourquin.
Tandem de choc. En tout cas pour l’Espace Weisshorn, Didier de Courten semble avoir trouvé le duo capable d’en assurer le succès. Il s’agit d’un couple: Florence et Antony Tempesta, venus de Val-d’Isère. Il a 43 ans, il est fils d’hôteliers et a passé chez Marc Veyrat et Régis Marcon avant d’obtenir sa première étoile à La Becca. Elle est ingénieure chimiste (!) convertie à l’hôtellerie de luxe. Et comme Antony a un passé de moniteur de ski et que Florence est une fervente adepte de télémark, ils adorent la montagne et sont ravis d’avoir été choisis pour ce projet. Mais attention, le but n’est pas d’en faire un gastro inabordable: le ticket moyen doit rester autour de 50 francs.
Et le Terminus, que va-t-il en advenir? Philippe Rouvinez, membre de la famille propriétaire de l’établissement, l’assure: «Après de nombreuses visites, nous avons réalisé que le monde de la restauration a changé et que Didier de Courten est un ovni: il a géré cette maison pendant dix-huit ans avec brio, en indépendant, à l’heure où, ailleurs, les sponsorings sont légion. Ce modèle ne correspond plus à la réalité actuelle: nous sommes sur le point d’engager un chef volontaire et prometteur, ainsi qu’un directeur pour l’hôtel.»