En trente-six ans de cuisine, vous avez atteint le sommet de l’art culinaire. Qu’est-ce qui vous pousse à tourner la page?
J’aime mon métier. Mais au fil des ans, les complications administratives augmentent et j’ai le sentiment de ne plus pouvoir me concentrer sur mes priorités. Certains clients ont des attentes telles qu’il devient impossible d’y répondre. D’autres ne se rendent pas compte des coûts qu’implique la haute gastronomie et qu’ici, à Sierre, il est impossible de répercuter sur les prix facturés. Tout ça nous donne parfois l’impression de conduire une Ferrari sur une route de montagne…
N’est-ce pas justement ce goût de l’excellence qui vous a poussé en cuisine?
A 16 ans, j’étais apprenti, ici, au Terminus, et je ne savais rien de la grande gastronomie. C’est en voyant les photos des plats dans un recueil des Grandes Tables de Suisse que le déclic s’est fait: j’ai trouvé ça magnifique! J’ai su que c’était ça que je voulais faire, viser l’excellence. Alors j’ai écrit à tous les chefs membres de cette association, Bernard Ravet m’a engagé, puis Gerard Rabaey chez qui je suis resté plusieurs années. Je ne l’ai jamais regretté.
Aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé?
Quand on est jeune, la complexité de notre métier est un défi stimulant. A 52 ans, elle devient parfois lourde, même si, j’insiste, la passion demeure. Le confinement m’a permis de mettre les choses à plat. Un jour, pendant que je courais dans la nature, le choix s’est imposé. En rentrant, j’ai dit à ma femme: «Carmé, j’ai compris quelque chose: on ferme!»
Et qu’est-ce qui s’est soudain imposé à vous?
Je sais que je serai plus libre. Même si ma femme me dit que je ne changerai jamais, j’espère avoir un peu plus de temps pour moi. En vingt-sept ans de vie d’indépendant, je n’ai manqué que deux services, pour me rendre aux enterrements de Philippe Rochat et de Benoît Violier. Même à la naissance de mon fils, j’étais en cuisine. Or, si on est à fond tout le temps, on finit par se sentir mal. J’ai la chance d’être en pleine forme et c’est justement pour le rester que je choisis le changement, maintenant.
Vous comptez donc fermer le restaurant gastronomique pour vous concentrer sur la brasserie. Pourquoi pas le contraire?
A Genève, à Paris ou à Milan, c’est peut-être l’autre option que j’aurais choisie. Mais ici, en tant qu’indépendant, gérer une entreprise avec 42 employés et aboutir à un bilan positif à la fin de chaque année devient de plus en plus compliqué.
Est-ce à dire que le restaurant gastronomique ne marche plus?
La fréquentation du restaurant Didier de Courten n’est pas en cause: la majorité des clients sont enthousiastes et nous le disent. On est même souvent complet. Mais à la pression constante inhérente à notre métier, s’ajoutent aussi des tensions croissantes. Alors je me suis demandé « est-ce que c’est ça que tu souhaites ? ».
La pression des guides?
Obtenir 19/20 a été incroyable! Et ce n’est pas la course à la troisième étoile qui me pèse. C’est même grâce aux guides que j’ai obtenu la notoriété qui me permet aujourd’hui de prendre ma liberté. Mais en même temps, avec cette notoriété, les attentes des clients deviennent telles que c’est lorsque l’on fait le plus beau travail que l’on est le plus critiqué. Sur les réseaux sociaux, notamment. Et chaque commentaire négatif devient une torture.
De manière générale, l’avenir de la grande restauration vous semble-t-il compromis?
L’intérêt de la clientèle est intact. Et il y a des jeunes pour relever le défi. Mais le pari est osé, car la grande gastronomie implique des coûts phénoménaux et une disponibilité de tous les instants... De plus, dans nos régions, l’offre est très abondante.
A propos de relève, votre fils est cuisinier et il a travaillé avec vous. Que pense-t-il de votre décision?
Pour l’instant, Philippe paie ses galons de sous-officier… Comme je l’avais fait à son âge. Dans un premier temps, il a été attristé. Mais c’est une occasion pour nous de construire un nouveau projet. Et pour lui, d’écrire plus librement sa propre histoire.
Vous-même, n’êtes-vous pas triste de tourner la page?
Non, je n’éprouve aucune tristesse, car je suis certain de faire le bon choix. De plus, avec la brasserie que nous allons développer, je poursuis ce que j’ai entrepris et je sais où je veux aller.
Comment comptez-vous faire évoluer l’Atelier Gourmand?
Tout en lui gardant son caractère, nous allons lui donner un coup de jeune et affiner la carte. Mais je vais rester fidèle à mes valeurs. Pas question de me lancer dans la «bistronomie», un concept qui me déplaît! Au contraire, nous disposons des outils et des installations pour faire mieux, sans changer la gamme de prix, mais en étayant l’offre.
Que va-t-il advenir de la grande salle de l’actuel restaurant?
Elle accueillera les grandes tablées au quotidien. Mais j’ai aussi l’intention d’y faire vivre l’art sous diverses formes, avec un programme d’événements réguliers, où la musique, la peinture, la littérature, notamment, dialogueront avec la cuisine.
La famille Rouvinez, propriétaire des murs, vous suit-elle dans votre décision?
Nous avons toujours entretenu des rapports de confiance. Récemment, pendant le confinement, ils se sont montrés très bienveillants. Comme c’est une famille d’entrepreneurs, ils comprennent que ce changement est une évolution positive et ils nous soutiennent pour engager les travaux nécessaires à sa réalisation.
Le Covid-19 a-t-il joué un rôle dans votre choix?
Nous venons de passer une épreuve: le Terminus existe depuis 1890 et il n’avait jamais fermé pendant deux mois, ça m’a fait réfléchir. Le confinement a joué un rôle d’accélérateur. J’ai réalisé que j’avais la liberté de choisir. Et je suis heureux de poursuivre l’aventure dans l’esprit de ma famille. Mes grands-parents étaient agriculteurs: transformer les beaux produits et faire de chaque repas au restaurant une fête, comme autrefois, me paraît donc plus beau que jamais.