La Suisse dans l'Histoire. Il faisait un temps à allumer le barbecue et manger dehors, ce samedi 5 avril. Mais à Martigny, on n'avait que faire de la météo. C'est à l'intérieur du centre Myexpo qu'il fallait être. Là, exactement 4893 personnes, et plus de 350 racleurs, s'étaient réunis avec le noble objectif de participer à «The plus grande raclette of the world», nom potache du raout visant à établir un record du monde de la plus grande raclette. Aux environs de 22 heures, la performance, après validation par un huissier, était officiellement annoncée par un speaker en sandales et chaussettes (nous sommes en Valais, après tout), aux côtés d'Eddy Baillifard, l'illustre ambassadeur de l'AOP Raclette du Valais, et l'une des chevilles ouvrières de l'événement. Le fromage était entré dans les estomacs, et la Suisse dans l'Histoire.
Le record a officiellement été validé dans la soirée avec 4893 participants: c'est la raclette ayant réuni le plus de monde.
Dans la halle Myexpo, des tables et du fromage à perte de vue.
Maudits Français! L'histoire, la petite, n'aurait jamais vu le jour sans nos meilleurs ennemis: les Français. Depuis quelques années, nos voisins organisent en effet une raclette géante du côté de Saint-Etienne (2236 participants en 2024, 2522 cette année), avec en ambassadeur le célèbre bon vivant Jason Chicandier. Ils avaient ainsi raflé le record du monde de la plus grande raclette, au nez et à la barbe de la Suisse, terre d'origine de ce plat ô combien apprécié des deux côtés de la frontière. Piqués au vif, les Valaisans ont sonné la révolte, exhortant la Suisse toute entière à se réveiller pour rappeler aux Français qu'ils n'ont pas le monopole de la raclette. Sans surprise, et dans un élan de patriotisme, tous les fidèles réunis ce samedi à Martigny ont copieusement (et en toute amitié) hué le speaker à chaque fois que celui-ci mentionnait le précédent record tricolore. Il flottait dans l'air comme un parfum de quart de finale de l'Euro 2021. Et de fromage.
Sus à la raclonette! A l'initiative de Samuel Bonvin, le directeur de Myexpo, les Suisses se sont donc mis au travail. Ils ont commencé par corriger les Bleus sur le vocabulaire: ces derniers ont fait valider leur record en utilisant des appareils à raclette (les raclonettes). Pas question de cela en Valais, où le fromage doit être raclé à même la meule. Même s'il rappelle souvent que la raclonette représente 80% de la consommation en Suisse, Eddy Baillifard martèle: «quitte à faire un record du monde, autant le faire dans les règles de l'art!». Le record s'est donc effectué à même la meule, et avec un assortiment de trois fromages, évidemment au lait cru, comme l'exige le cahier des charges de l'AOP. «Nous, on met du vrai fromage, pas de la pâte à modeler», raille Eddy Baillifard.
Des centaines de bénévoles ont rendu possible l'événement.
Quelque 350 racleurs, restaurateurs professionnels ou simples passionnés, ont raclé trois fromages AOP au lait cru spécialement sélectionnés pour le record.
Ambassadeur de l'AOP Raclette du Valais, Eddy Baillifard était la star de la soirée.
Fromages primés. Le public a donc pu déguster du Bagnes 4, Bagnes 98 et Gomser 55, produits par des fromageries à Liddes, Etiez et Grengiols, respectivement. Et ce n'est pas parce qu'il y avait 5000 becs à nourrir que la qualité a été négligée, au contraire. Ces trois fromages ont été médaillés par l'interprofession, et le Bagnes 4 a même reçu une médaille de bronze au World Cheese Awards, en novembre dernier au Portugal. Autre priorité d'Eddy Baillifard: éviter un maximum de pertes. «La grande majorité des produits sera mangée. Les restes seront distribués aux bénévoles et aux maisons de retraite», assure le bon vivant, en sous-entendant que les records français sont validés au prix d'un important gaspillage alimentaire. Pas de ça ici, «on respecte le produit et le travail des artisans», assure Eddy.
1200 kilos de fromage. Pour un tel record, la liste de courses donne le vertige. Comptez 1200 kilos de fromages à raclette AOP, 1500 bouteilles de vin, 1000 kilos de pommes de terre, 380 kg de cornichons et encore 280 kg d’oignons. Depuis plus d'un mois, racleurs, barmen, serveurs sont régulièrement briefés pour préparer le grand soir. Sans oublier d'ultimes vérifications des outils. Impensable d'allumer des centaines de fours à gaz sous un même toit: il a fallu se résoudre à de l'électrique, un crève-cœur pour certains: «ça chauffe beaucoup trop lentement, mais c'est comme ça, on fait avec», s'agace un racleur. «Tous les fours ont été vérifiés, pour s'assurer que les plombs n'allaient pas sauter lors du grand soir. A 1000 Watts le four allumé à pleine puissance, la raclette géante exige…300'000 Watts!», résume Eddy Baillifard.
Racler avec des skis: impossible avec une raclonette.
Viande séchée, saucissons et autres charcuteries étaient évidemment de la partie.
L'appui de Qoqa. Outre les frigos, il fallait également remplir les tables. Cela n'aurait sans doute pas été possible sans l'appui de QoQa, qui s'est occupé de la billetterie. Le trublion numérique romand a écoulé près de 4000 tickets en moins d'une heure et demie, assure son fondateur, le Jurassien Pascal Meyer. «Nous étions certains que cela se vendrait en un instant, commente ce dernier. Bien sûr, la raclette est tellement populaire qu'un tel événement n'aurait sans doute pas eu besoin de Qoqa pour avoir du succès. Mais notre communauté d'un million d'internautes suisses a répondu présent, c'est génial», s'enthousiasme le patron.
La communauté de la raclette. Dans les allées, les gourmands viennent parfois de loin. Juliette et Mike ont consenti aux deux heures de trajet depuis La Chaux-de-Fonds (NE). «C'est mon cadeau de Saint-Valentin», sourit Juliette. «C'est un événement spectaculaire qu'on ne voulait pas rater», commente Mike. Laëtitia, elle, est venue en voisine de Martigny, «pour soutenir», tandis que Gabriel a fait le chemin depuis Blonay (VD). Caméra à la main, le créateur de contenu filme l'événement pour le retransmettre sur les réseaux sociaux. Un racleur venu de Gstaad, connu sous le nom de Raclette Guy sur Instagram, filme carrément son travail avec deux caméras, l'une sur le front, l'autre capturant les environs à 360 degrés. Quand on dit que les Suisses sont passionnés…
Martigny, le 5 avril 2025record mondial de la Raclette en présence de Eddy Baillifard ambassadeur du raclette AOP Valais © sedrik nemeth
La communion entre fans de raclette s'est poursuivie jusque tard dans la nuit.
Liste d'attente. En fin de repas, alors que la foule en délire montait sur les tables, une question était dans toutes les têtes: quand est-ce qu'on recommence? Pourquoi pas l'an prochain. Selon Pascal Meyer, plus de 3500 personnes n'ayant pu obtenir de billet étaient en liste d'attente sur l'application Qoqa. Il y a encore du potentiel.
Identité suisse. A voir une telle ambiance de fête autour d'une simple meule de fromage, il ne fait aucun doute que la raclette fait partie intégrante de l'identité suisse. L'artisan de cette culture, c'est sans aucun doute Eddy Baillifard. On le surnomme souvent le «pape» ou le «dieu» de la raclette. Certains étaient même venus avec des T-shirts à son effigie. Il faut le suivre dans les allées et observer les réactions pour constater son aura. Les yeux se lèvent. Les visages s'éclairent. Les sourires se dessinent. Si ce n'était pas autant bruyant, on se dirait que le silence se fait. A le voir ainsi, on se dit qu'il y a bel et bien quelque chose de mystique dans ce personnage. Remettra-t-il le couvert lui aussi l'an prochain? «Bien sûr, s'exclame-t-il. Enfin, si les Français nous battent entre temps…» Dont acte.
Photos: Sedrik Nemeth, Yannick Abbruzzese