Photos: Magali Girardin
Une première pour eux! Hormis leurs caractères aux antipodes – l’un est calme et posé, l’autre une vraie boule d’énergie qui dort peu, ses nuits étant consacrées à la réalisation du prochain EP de son groupe de rap Les Frères Bizzy –, les chefs Franck Pelux (La Table du Lausanne-Palace, 17/20, un Swiss Deluxe Hotel) et Danny Khezzar (Bayview, Président Wilson, Genève, 18/20) ont tant de choses en commun qu’ils devaient bien finir par travailler ensemble. Ce sera chose faite le 7 novembre prochain dans les cuisines du Lausanne Palace où œuvre le premier depuis son arrivée en 2021. Un match retour au Bayview de Genève, le fief du second depuis 2015, pourrait bien avoir lieu au printemps prochain, mais pour le moment c’est la préparation de cet événement vaudois qui les occupe. Pour L'illustré, les deux amis ont pris le temps de nous raconter les coulisses de cet événement... et bine plus encore.
D’où vous est venue cette idée de travailler ensemble?
Franck Pelux: Beaucoup de gens nous parlent de Top Chef, c’était donc une évidence de nous réunir, d’autant plus que le courant passe bien entre nous. L’an dernier, j’avais déjà fait un quatre mains avec Camille Delcroix, le gagnant de la saison 9 en 2018, et cela s’est super bien passé. J’ai eu envie de recommencer.
C’est la première fois que vous allez cuisiner de concert?
Danny Khezzar: On s’est croisés sur des événements gastronomiques plusieurs fois, mais plus pour boire l’apéro et se découvrir humainement parlant...
Et vous vous êtes trouvé des points communs?
F. P.: Participer à Top Chef, c’est une expérience hors du commun qui nous lie tous un peu. Ce n’est pas un club, mais presque; ça facilite les contacts en tout cas.
D’ailleurs, vous avez été réunis pour fêter les 15 ans de l’émission ce printemps...
D. K.: C’était énorme! Mais 50 cuisiniers au même endroit, c’est impossible à contrôler. Ils ont vite regretté d’avoir eu cette idée.
F. P.: C’était carrément ingérable, bien au-delà de l’indiscipline. Je ne sais même pas comment ils ont fait pour tourner cette épreuve. Nous sommes arrivés à 17 h et le tournage n’a commencé qu’à 21 h, je vous laisse imaginer l’état des mecs... Sans parler de l’ego de certains qui voulaient un peu plus de lumière et qui grattaient la caméra.
D. K.: C’était vraiment drôle!
Du coup, quel pourcentage de votre clientèle devez-vous à Top Chef?
F. P.: 70 à 80% des gens qui viennent chez moi pour la première fois, c’est grâce à l’émission. Avec les années, ils commencent à se fondre un peu plus parmi les habitués.
D. K.: A Genève, j’ai une belle clientèle locale. Après, c’est un mélange de gens fans de Top Chef et d’autres des réseaux sociaux. Ces derniers commencent d’ailleurs à prendre un peu le dessus.
Chef Khezzar, cela vous a aussi amené à travailler avec votre coach dans l’émission, Hélène Darroze…
D. K.: Oui, et j’ai adoré cette expérience. La première fois, on a fait ça à la Villa La Coste, son établissement près d’Aix-en-Provence. Je l’ai ensuite invitée à Genève et elle est venue avec le chef de son trois-étoiles londonien. Je serais curieux de renouveler l’exercice là-bas.
Pourquoi? C’est stimulant pour la créativité?
D. K.: C’est super pour nos équipes car il y a des échanges de recettes ou de techniques pendant les mises en place. Ça les sort de leur quotidien et cela crée une énergie positive. Et entre chefs, cela forge des liens.
Qu’est-ce qui vous lie le plus? Etre deux chefs étoilés, être deux Français en Suisse ou avoir été finalistes de Top Chef?
D. K.: Un mélange des trois. Mais on est surtout dans la même dynamique avec une vision commune à partager.
Justement, comment voyez-vous la cuisine de l’autre?
D. K.: La cuisine de Franck est créative, bien exécutée, teintée d’Asie, jeune tout en gardant un côté classique.
F. P.: Danny, il regorge d’idées, d’énergie, de créativité. Il ne lâche rien en proposant des nouveautés constamment. C’est aussi le roi des sauces, doté d’une base solide.
Comment s’élabore un menu à deux?
F. P.: Danny a son univers propre, avec des plats phares qu’il va amener chez nous pour faire découvrir sa cuisine et sa personnalité. Quant à moi, je vais me greffer là-dessus avec les miens. J’ai une cuisine très épicée, très voyage, et Danny s’inspire lui aussi de partout, c’est ce qui va faire le lien entre les plats.
Il n’y a donc pas fusion?
D. K.: Il n’y aura pas de vraies créations mêlant nos deux cuisines car, pour ce genre de choses, il faut bien plus de temps. Seul, il nous faut entre un et trois mois et une trentaine d’essais pour sortir un plat abouti, alors à deux et avec la distance, cela devient vite compliqué.
F. P.: En revanche, lors de la mise en place, on discute, on échange des idées autour de nos façons de faire et on modifie un peu les plats sur le moment. J’adore ça! On apprend toujours plein de choses et cela amène d’autres visions.
D. K.: Ce sont des micro-changements qui au final modifient pas mal les choses. Ça nous est arrivé avec Hélène Darroze. Elle avait un plat avec du kimchi et je lui ai fait goûter celui que j’avais en bocaux depuis quelques années et elle l’a choisi pour «retwister» son plat. A l’inverse, j’ai modifié l’un de mes bouillons avec l’une de ses idées et je l’ai conservé ainsi jusqu’à la fin de la saison.
Le travail des autres chefs est-il source d’inspiration?
D. K.: Tous les jeunes ont un œil sur les réseaux sociaux; pour eux, ça remplace pas mal de livres. Il existe aussi des plateformes qui recensent des recettes de grands chefs dans toutes les langues. Du coup, pour se former, cela va bien plus vite car, avant, un cuisinier devait aller de maison en maison, ainsi qu’à l’étranger, pour apprendre de nouvelles techniques et évoluer. En ayant désormais tous les outils à portée de clic, cela forme beaucoup d’autodidactes. Moi-même, j’ai beaucoup appris grâce à l’envie et en regardant faire des chefs sur internet qui réalisent des choses incroyables. Souvent, ils ne donnent pas les recettes, alors il faut essayer près d’une centaine de fois avant de réussir à faire voler un nuage de mousse. C’est beaucoup de travail, mais c’est payant.
F. P.: Ce qui change fondamentalement, c’est qu’avant on attendait qu’on nous apprenne. On prenait tout ce qu’une maison avait à offrir avant d’en changer. Maintenant, les jeunes apprennent souvent d’eux-mêmes.
D. K.: Du coup, j’aime bien donner des défis à mon équipe pour la voir chercher des solutions.
C’était quoi le dernier en date?
D. K.: J’ai créé il y a quelque temps une raviole transparente hermétique. Je voulais qu’on la retravaille en forme de poisson pour qu’on puisse l’accrocher à un hameçon. On a fini par imaginer une mini-canne à pêche avec. Techniquement, pour cette raviole, tout est parti d’un K-Way car dedans il y a de la glycérine; glycérine que l’on a incorporée à notre appareil.
La mode est au foodpairing, l’art d’associer des aliments improbables – comme les fraises et le parmesan – parce qu’ils ont des molécules en commun, ça vous parle?
F. P.: Mais ça existe depuis la nuit des temps! Ça s’appelle avoir du palais! N’importe qui d’un peu sensible a déjà remarqué que le concombre avait un goût iodé. Ils ont juste théorisé les choses pour les coucher sur du papier... Ça peut aider, mais pour ma part, ça aurait plutôt tendance à bloquer ma créativité. Si l’on s’arrête aux associations proposées, on ne va pas chercher plus loin.
Que vous a apporté votre parcours dans Top Chef que vous utilisez encore aujourd’hui?
D. K.: Cela m’a appris à mettre de l’émotion et de la simplicité dans mes assiettes, là où j’étais plus dans la technicité et la volonté d’en faire toujours plus.
F. P.: Moi, cela m’a poussé vers la créativité pour casser un peu mon côté classique.
L’an dernier, chef Khezzar, vous avez proposé de petites capsules de recettes pour La brigade cachée, l’émission qui suit Top Chef, allez-vous recommencer?
D. K.: C’est en négociation, parce que cela prend beaucoup de temps. En tout cas, si cela se refait, ce ne sera pas de la même manière. Après mes lancements, c’étaient bien mes recettes, mais ce n’étaient pas mes mains aux fourneaux pour les réaliser. Je ne savais même pas qu’il existait des doubleurs de mains...
Avoir votre propre émission de cuisine, cela fait partie de vos envies?
D. K.: On me l’a proposé, notamment un tour de France de la gastronomie pour M6. Mais pour le moment, j’ai envie d’être dans mon restaurant. Je suis jeune, bourré d’énergie et j’aimerais en profiter pour grappiller encore quelques étoiles. Une émission, cela apporte de la visibilité, c’est vrai, mais désormais, il y a les réseaux sociaux pour cela.
Et vous, Franck?
F. P.: Les projecteurs, c’est moins mon truc. Mon kiff depuis deux ans, c’est d’aller au parc avec ma petite fille, d’aller voir les cochons, les vaches et de prendre du temps pour ma famille. Pour vivre, tout simplement.
Il y a de plus en plus de chefs français qui s’installent en Suisse, comment l’expliquez-vous?
F. P.: Il y a de très belles maisons qui proposent des opportunités de fou dans des cadres magnifiques et avec une qualité de vie incroyable. Et un peu de pénurie aussi.
D. K.: Peu de jeunes veulent faire cuisinier ici. Ils doivent avoir d’autres opportunités de carrière avec des salaires plus haut, j’imagine. C’est vite vu, dans mon équipe, j’ai un Suisse sur 15 personnes, alors le contraire ne me dérangerait pas non plus. Il y a peut-être aussi moins de générations de cuisiniers, alors qu’en France la transmission est très présente. Mon grand-père était du métier, cela m’a donné envie de marcher dans ses pas. Puis j’ai suivi ceux du chef Michel Roth pour arriver jusqu’ici.
Gastronomiquement parlant, qu’avez-vous découvert dans la région?
D. K.: Qu’il n’y avait pas que la fondue qui pouvait être moitié-moitié, mais aussi la Williamine en Valais. C’est une tuerie.
F. P.: Toutes les spécialités fromagères. Vous avez de vraies fondues, le vacherin fribourgeois et surtout la crème double!
D. K.: Et il y a quelques mois, je suis allé juste de l’autre côté de la frontière dans un endroit incroyable: les caves de comté du fort des Rousses. Mon père a fait son stage commando là-bas et son formateur, Jean-Charles Arnaud, a racheté l’édifice lorsqu’il a été démilitarisé en 1996. C’est devenu la plus grande et la plus belle cave d’affinage que j’ai jamais vue, elle court sur plusieurs dizaines de kilomètres. Et on a retrouvé des photos de mon père. C’était dingue!