Photo: Sedrik Nemeth
Chaque samedi de l'été, un chef nous raconte une anecdote de carrière. Drôle, éprouvante ou triste, mais toujours sincère!
Pour ce premier épisode, place à Romain Paillereau, chef des Trois Tours, à Bourguillon (17/20, membre des Grandes Tables de Suisse).
Calife à la place du calife. «J'étais tout jeune cuisinier, mais déjà sous-chef dans un grand établissement parisien, où je travaillais depuis trois ou quatre mois. Et voilà qu'un jour, au milieu du service du soir, alors que le chef n'était pas là, le directeur de salle arrive en cuisine. Visiblement stressé, il vient vers moi en me regardant droit dans les yeux. Comme je lui demande si tout va bien, il me répond que je dois aller en salle, car un gros client veut voir le chef. Je lui réponds illico que je ne peux pas prendre la place du chef, alors qu'il n'est pas là! Il insiste et finit par me faire céder...
«What do you have to eat?» J'ôte mon tablier et me dirige vers la salle. Là, j'aperçois un homme accompagné de cinq ou six personnes à sa table, et de deux colosses en guise de gardes du corps. J'ai affaire à un prince émirati. Pour le saluer, je dois lui faire une révérence particulière. Ça m'a beaucoup marqué. Et le voilà qui me demande: «What do you have to eat?» (ndlr: «Qu'avez-vous à manger?» en anglais). Pas de bonjour, juste cette question. Surpris, je ne réfléchis pas et lui réponds presque du tac au tac «du chevreuil». J'ai droit à un «For all the table» (ndlr: «Pour toute la table» en anglais). Alors, je repars en cuisine où nous préparons tout du mieux que nous pouvions. En fin de repas, nous n'avons pas reçu de retour, je ne savais donc pas si cela leur avait plu ou non. Et je n'avais pas prévu, non plus, la suite de cette histoire.
Le retour du chef... Le lendemain, notre chef était de retour. Lors de notre séance matinale en brigade, il lance: «Après le service, ce sera à Romain de faire le tour de salle et de saluer les clients, puisqu'il veut prendre ma place». J'étais mal. Mais je n'étais pas non plus au bout de mes surprises! Car, qui était de retour le soir? Le prince émirati. Qu'a-t-il commandé? La même chose que la veille. Qu'a-t-il demandé à la fin du repas? À voir le chef. Et qui s'est présenté devant lui? Moi-même, le «vrai» chef voulait que «j'assume jusqu'au bout», en se moquant gentiment de moi. Heureusement, cette deuxième entrevue s'est bien passée: le prince émirati était content de ses deux repas. L'entendre de sa bouche m'a soulagé! Mais je me souviendrai encore longtemps de ces deux soirées.»