Salivation. C'est un café animé d'un joyeux brouhaha, où l'on vient pour tailler le bout de gras autour d'une boisson chaude et du journal. Mais au Royal Karoma Café, à Genève, ce qui attire les visiteurs à la période de Noël, c'est surtout le panettone, qu'on achète entier ou tranché, quand la gourmandise ne peut attendre. Ici, le chef se nomme Francesco Fiore. «L'important, c'est la levure-mère», dit-il en me servant une tranche. Un délicieux parfum de levure et d'agrumes, teinté de notes beurrées, s'invite immédiatement dans mes narines. Salivation immédiate.

 

Levain de 100 ans. Ce n'est rien de dire que Francesco Fiore adore son levain. C'est pour lui presque une relique, entretenue «depuis 100 ans» et qui lui a été transmise par Mauro Morandin, pâtissier du Val d'Aoste issu d'une dynastie de maîtres du panettone. Alors pas question de négliger cette pâte-mère, qu'il montre fièrement en photo sur son téléphone et qui démarre chaque pâte qu'il confectionne. «Quand il part en vacances, il l'emmène avec lui», rigole Angelo Atianese, le responsable de Royal Karoma Café. «C'est comme un bébé», répond Francesco Fiore, tout sourire.

Francesco Fiore Royal Karoma

Ancien pizzaïolo de renom, le chef du Royal Karoma Café, Francesco Fiore, est tombé amoureux du panettone.

Royal Karoma

Au Royal Karoma Café, les panettones s'empilent en attendant d'être emportés par les clients - mais beaucoup sont dégustés sur place, avec un expresso.

Comme de la ouate. Le ramage de son panettone se rapporte à son plumage: il se laisse happer voluptueusement, en se détachant lascivement en de longs filaments, comme on arracherait un morceau d'ouate ou de barbe à papa. En bouche, il fond presque, laissant entrevoir une certaine complexité où se mêlent des arômes d'agrumes, de levure, de beurre. Et, bien sûr, de généreux morceaux de fruits (raisins, cédrats de Calabre, orange de Sicile ou de Campanie), «confits maison, et pas achetés tout prêts», précise le pâtissier, «une manière de nous démarquer». Pas de glaçage sur le dessus, «sinon c'est un panettone piémontais», prévient Francesco Fiore. Lui se consacre au panettone milanais, le plus traditionnel, mais propose aussi quelques modestes variations: au chocolat 70% de cacao, ou encore aux abricots confits du Vésuve. Depuis 2019, tout est fabriqué dans son laboratoire en Campanie et acheminé jusqu'à Genève. Mais en septembre 2025, il devrait avoir son propre laboratoire aux Eaux-Vives, adossé à un café et une pâtisserie. «Il sera toujours aussi bon, mais fabriqué avec davantage d'ingrédients locaux, beurre ou farine labellisés GRTA», prédit le chef.

 

Panettone-mania. Ces dernières années, le panettone est devenu la pâtisserie de Noël par excellence en Europe. Oui, au nez et à la barbe de la bûche française, du christmas pudding anglais ou du christstollen allemand. Mais le succès du pain italien se rencontre partout en Europe, et même sur le continent américain. C'est la panettone-mania! Comment expliquer un tel engouement?

Panettone

Pour leur conférer une belle forme arrondie, les boulangers suspendent les panettones la tête en bas après la cuisson.

Industrie contre artisans. La mode s'explique en partie par le niveau de délabrement des panettones industriels qui inondent les supermarchés chaque hiver. «Vous ouvrez le sac, et une heure plus tard, c'est tout sec», tonne Angelo Atianese. La faute aux multiples agents émulsifiants ou de conservation, qui permettent de les fabriquer longtemps en avance, et en un temps record. L'industrialisation entamée dans les années 1930 a certes fait baisser les prix de ce produit de fête, le faisant connaître dans le monde. Mais elle a aussi dégradé sa qualité, si bien qu'aujourd'hui, le panettone acheté en supermarché n'est plus que l'ombre de lui-même. Sans surprise, les amateurs se sont mis à rechercher plus d'authenticité, quitte à dépenser plus. Il faut compter moins de vingt francs pour un panettone industriel, le double, voire le triple, pour un produit artisanal. «Il contient beaucoup d'ingrédients chers et demande trois à quatre jours de travail», défend Francesco Fiore.

 

Boss de fin. Si le panettone séduit autant, c'est donc parce qu'il est à nouveau délicieux. Éminemment complexe à réaliser, il est considéré dans le milieu de la boulangerie comme le «boss de fin» de la fermentation, un Everest qui demande des années et des années de pratique, même aux professionnels aguerris. De fait, de nombreux boulangers s'y frottent et se mesurent aux autres lors de diverses compétitions. «Cela permet sans cesse d'améliorer le produit», affirme Angelo Atianese. Il a beau être pizzaiolo de formation, et pas des moindres, puisqu'il est proche du célèbre Franco Pepe et a notamment travaillé au Kytaly, à Genève, Francesco Fiore a dû aller se perfectionner auprès de plusieurs mentors, dont Vincenzo Tiri, un des papes du panettone, dans le sud de la Botte.

 

Légende. Une autre clé du succès du panettone réside probablement dans le story telling gastronomique dont sont friands les Italiens - quitte à s'arranger parfois avec la véracité. Vous voulez une belle histoire? On dit du panettone qu'il aurait été inventé au XVe siècle à Milan par un certain Toni, commis de la cour du duc Sforza, qui aurait eu à préparer un dessert en catastrophe après qu'il eut laissé brûler un gâteau. Il aurait donc fait les fonds de placards en catastrophe: farine, beurre, sucre, fruits confits et hop, le panettone («pane de Toni») serait né. Sans doute fausse, cette légende (et d'autres) perdurent, mais peu importe, car le panettone s'attribue ainsi une histoire. «Les Italiens sont de bons vendeurs de leurs produits», s'amuse Angelo Atianese. Il n'y a qu'à regarder la pizza ou la carbonara pour s'en convaincre.

Panettone

Selon le cahier des charges de la Chambre de commerce de Milan, un panettone est artisanal ou traditionnel s'il contient au moins 20% de raisins secs et fruits confits.

Le pain, levain. Enfin, impossible de ne pas citer «l'effet levain», de plus en plus populaire dans les pains, les pâtisseries et les viennoiseries. Pas étonnant que le panettone, dont la pâte est préparée à partie d'un levain appelé pasta madre, s'invite sur les tables. Pour toutes ces raisons, le panettone (de même que ses cousins le pandoro et le pandolce, qui gagnent, eux aussi, en popularité) est devenue la star de Noël dans une bonne partie du monde. Angelo Atianese en vend même à des clients dubaïotes de passage, qui en glissent dans leurs valises. Mais le symbole le plus satisfaisant pour lui est peut-être que des clients français viennent en chercher dans son café. «Pour les Français, le panettone a longtemps été une vulgaire brioche. Aujourd'hui, ils viennent en acheter ici et certains en ramènent à Paris», sourit le gérant.

 

Au gruyère? Jusqu'où ira le panettone? Selon toute vraisemblance, il n'a pas fini de s'exporter, ni de se transformer. Il faut dire que ce pain s'accommode parfaitement des variations locales ou des interprétations personnelles. Dès le début de son histoire, d'ailleurs: il a beau être né dans la région de Milan, dans le nord de l'Italie, les pâtissiers du sud de la Botte ont vite inclus leurs agrumes, lui conférant une touche exotique, luxueuse, propice aux moments de fête, qu'on lui connaît aujourd'hui. On en trouve désormais de multiples formes: aux pépites de chocolat, aux fruits à coques, aux cerises, au cassis, aux algues nori et yuzu, voire à la papaye pour la version péruvienne, le panetòn. «Et pourquoi pas imaginer un panettone salé au gruyère suisse», s'interroge Francesco Fiore. Lorsqu'un produit s'adapte autant aux cultures du de différents pays, c'est le signe qu'il s'y sent bien.