Foie de canard. Les fêtes de fin d'année arrivent, et avec elles, leur cortège de foie gras. Cette année, le délice de canard aura pourtant une saveur un peu différente. Et pour cause: ce sera peut-être la dernière fois que les Suisses pourront s'en régaler de manière légale. L’Alliance animale suisse a en effet récemment fait aboutir une initiative voulant interdire l'importation de foie gras (la production est proscrite dans notre pays depuis 1978). On devrait donc voter en 2025 au sujet d'une éventuelle interdiction, qui concernerait autant les supermarchés, les particuliers et les chefs. Qu'en pensent justement ces derniers?
Il y a foie gras… et foie gras! Au Domaine de Châteauvieux (19 points, membre des Grandes Tables de Suisse) à Satigny, Philippe Chevrier met du foie gras à la carte, en terrines ou dans son pâté-croûte. Le chef s'amuse de ce qu'il juge comme une contradiction: «Dans le monde actuel, on veut tout libéraliser, et là, il faudrait interdire le foie gras?». Avant de préciser: «Je suis pour le respect de l'animal.» Pratiqué à outrance, comme c'est souvent le cas dans les élevages industriels de masse, le gavage est non seulement cruel, mais donne également des produits de mauvaise qualité, assure-t-il. «Les foies ont trop de graisse, tout fond dans la poêle, ce n'est pas bon, la qualité n'est pas satisfaisante. Nous ne proposons pas ce genre de produit à Châteauvieux.» Interdire le foie gras aurait des conséquences pour les restaurants, d'après Philippe Chevrier, car «de nombreux plats en contiennent», notamment les fameux tournedos Rossini, les ravioles au foie gras, ou encore diverses farces pour les volailles. Cela pourrait aussi, craint-il, aboutir à une baisse de fréquentation des restaurants: «Certains clients viennent de loin pour en manger».
Le bon et le mauvais éleveur. Même constat chez un autre chef, Romain Paillereau, du Restaurant des Trois Tours (18 points, membre des Grandes Tables de Suisse) à Bourguillon (FR). Périgourdin d'origine, il a grandi dans une région où le canard est une tradition. Sans surprise, il travaille ce produit avec amour et s'apprête justement à vendre ses propres terrines de foie gras aux clients. «La maltraitance dans certains élevages de canards a de quoi choquer», reconnaît-il en racontant avoir visionné des vidéos sur le sujet. Avant de prévenir: «C'est comme partout, il y a des gens qui travaillent bien, et d'autres pas». Comme Philippe Chevrier, il assure que «le foie gras produit dans des élevages non respectueux des animaux n'est pas de bonne qualité» et pointe les dérives de la production industrielle de masse. Une solution pourrait provenir du foie gras dit «sans gavage», qui commence à se développer. Les deux chefs ont rencontré des producteurs, mais les discussions n'ont pas abouti à quelque chose de concret jusqu'ici.
Culture gastronomique. Derrière cette votation se trouve aussi un vaste fossé culturel entre deux régions linguistiques. Les Suisses alémaniques, qui ne consomment pratiquement pas de foie gras mais qui sont majoritaires dans le pays, pourraient bien décider de ce qui se trouve dans l'assiette des Romands, beaucoup plus friands de foie gras. Plus qu'une question strictement culinaire, l'affaire du foie gras en deviendrait presque une affaire de civilisation, selon Philippe Chevrier: «Le foie gras est une tradition millénaire, qui existait déjà en Égypte antique. Il fait partie de notre identité gastronomique, alors respectons les cultures de chacun!», plaide-t-il. Avant d'assurer: «Le foie gras sera toujours sur notre carte.» Romain Paillereau, lui, se montre plus fataliste: «Si ça doit s'arrêter, c'est dommage, mais c'est comme ça». Décidément, le foie gras aura une saveur particulière cette année.
Photos: Joseph Khakshouri, Pexels, Fred Merz | Lundi 13, Sedrik Nemeth